vendredi 12 septembre 2014

Le Bal des crédules 4/5

IV

— Voyez-vous, en fait je crois que si je devais écrire cette histoire, je l’intitulerais finalement Le Bal des crédules. Parce que c’est bien un bal où tous les danseurs se contorsionnent dans la crédulité. Certains abusant de celles des autres mais tous, au fond, ayant une part plus ou moins grande de crédulité personnelle et n’hésitant pas à en abuser pour eux-mêmes.
— Vous êtes sans pitié et pour une bonne part pessimiste.
Étais-je sans pitié ? Sans doute un peu, cependant j’étais persuadé d’approcher la vérité dans la perception que j’avais de ces choses et de ce monde-là.
Je n’éprouve aucune sympathie pour les gens crédules. Il me semble que nous avons tous une cervelle dont nous devrions nous servir un peu plus souvent. Comment peut-on croire à toutes ces sornettes sans chercher à aller au-delà, justement ?
Sans doute mon interlocuteur aurait-il apprécié à sa juste valeur l’explication de mon irritation. J’avais moi-même été souvent abusé dans mon enfance par ma facilité à croire tout ce que l’on me disait. Il en était résulté des blessures profondes dont je m’étais par la suite fait une armure.
Paradoxalement, j’éprouvais davantage d’empathie pour les charlatans qui abusaient en toute connaissance de cause de la crédulité de leurs clients, que pour celles et ceux qui se persuadaient être en possession d’un don réel et croyaient aux fariboles qu’ils débitaient.
Ne croyant pas personnellement à une quelconque vie après la mort, il m’est par conséquent impossible d’admettre que certaines personnes puissent converser avec des disparus. La sincérité de certains ne fait cependant aucun doute, mais on peut trouver des explications rationnelles à ceci avec un peu de bonne volonté. La plus simple est l’autosuggestion. Le cerveau est capable de construire bien des images à partir d’un mot ou d’une simple sensation, l’inconscient prend ainsi le contrôle de la pensée et gouverne nos rêves plus ou moins profonds.
Comment pouvais-je croire que mon père puisse venir s’asseoir au pied de mon lit et assiste à mes nuits de débauche sans qu’il en résulte un cataclysme mondial ? Je le connaissais suffisamment pour savoir que mes amours seraient l’occasion d’un nouvel Hiroshima… À ce compte-là, pourquoi ne pas l’imaginer assistant à mes conversations avec le psy et essayant d’influencer son diagnostic et sa décision finale, dans un sens allant à l’encontre de mes intérêts mais préservant au contraire les valeurs qu’il avait toujours défendues.
— Je remarque que, depuis que nous avons abordé ce sujet, vous n’avez pas une seule fois mentionné le nom ou le prénom de cet homme. Comment expliquez-vous cela ? Y aurait-il là-dessous un fond de superstition ?
— C’est fort possible, répondis-je en éclatant de rire. Ne plus jamais prononcer son nom pour le tenir éloigné de moi le plus possible… Une belle image d’Épinal sortie de la psychologie pour les nuls.
— Dans ce cas, quelle est votre explication, dit-il sur un ton légèrement pincé.
La vérité était bien plus simple que cela. J’avais pris l’habitude de ne plus le nommer et de ne parler de lui qu’épisodiquement, par respect pour le garçon qui partageait désormais ma vie depuis cinq ans. Je l’avais réduit ainsi à une sorte de souvenir très lointain, sans intérêt.
Je me demandais par quels méandres j’en étais venu à l’évoquer lors de ces séances, mais j’évitais de poser cette question à voix haute, sachant qu’elle serait reprise au bond et risquerait de m’entraîner trop loin. J’avais un objectif et je souhaitais que l’on en finisse au plus vite.
— Comment cette relation a-t-elle pris fin ?
— Le plus simplement du monde. J’ai fait mes valises – ce qui n’est qu’une expression, si l’on songe au sac de sport dans lequel j’ai hâtivement fourré quelques affaires – et je suis parti.
— Ma question portait davantage sur les raisons qui vous ont poussé à le faire.
Je ne supportais plus ce milieu depuis longtemps et il était clair que je ne pourrais pas y échapper tant que je resterais avec cet homme.
J’en avais assez des mesquineries, des jalousies, des cancans, de la malveillance mielleuse de la plupart d’entre eux.
Assez aussi des conversations qui ne tournaient qu’autour d’eux-mêmes et de leur don, des éternelles anecdotes toujours enrichies de détails qui se contredisaient d’une fois sur l’autre. Mon don à moi, c’est une mémoire fourre-tout infaillible qui fait le désespoir des menteurs et des mythomanes. Sur ce point-là, je suis effectivement sans pitié et ne laisse rien passer à quiconque !
L’activité de mon compagnon se développant sans cesse, devenait de plus en plus lucrative et le poussait à côtoyer des personnages toujours plus bizarres qui ne faisaient qu’aggraver mon malaise. Le charlatanisme finissait par le disputer à l’escroquerie.
La nouvelle coqueluche de mon compagnon fut un temps une femme entre deux âges et deux couples. Avenante et joviale, elle avait tout pour me séduire également, cependant mon opinion changea radicalement après que je l’eus vu "travailler".
Comme beaucoup de médiums, la clientèle de son cabinet ne suffisait pas à lui assurer des revenus convenables, elle pratiquait donc la voyance par téléphone pour le compte de plateformes audiotel. Toutefois, ce système présentait un désavantage certain, celui de se retrouver bloquer plusieurs heures par jour derrière le combiné, sans pouvoir faire autre chose en même temps. Elle avait donc ajouté une nouvelle corde à son arc en pratiquant la voyance par SMS.
La chose consistait à répondre par de courts messages aux questions de ceux qui la consultaient, s’arrangeant pour que l’échange dure le plus longtemps possible. Elle touchait cinq centimes par message facturé soixante-cinq au client.
Si le client était accroché à son téléphone, elle disposait d’un ordinateur portable sur lequel elle se trouvait en conversation avec plusieurs personnes simultanément.
J’ai souvenir de l’avoir vu répondre à une demi-douzaine de clients tout en prenant l’apéritif avec nous et préparant le repas. C’était si simple, qu’elle me proposa même de prendre sa place quelques minutes, ce que bien sûr je refusais. Le comble fut atteint quand elle sortit un second ordinateur sur lequel elle se connecta à un autre site fonctionnant sur le même principe où il n’était plus question de voyance mais de dialogues pornographiques plutôt chauds. Elle jonglait d’un clavier à l’autre et semblait beaucoup s’y amuser tandis qu’autour de la table la conversation continuait de façon tout à fait badine et détendue.
J’étais atterré en pensant à ces pauvres bougres, accrochés à leur téléphone, persuadé qu’ils avaient affaire à un service personnalisé, quand tout n’était que réponses passe-partout bénéficiant de racourcis-clavier pour une saisie plus rapide et un meilleur cadencement des réponses.
Mais il arrivait aussi que les voyants se prennent à leurs propres inepties. Il ne leur suffisait plus de pratiquer certains rites pour s’enrichir, ils y avaient recours pour eux-mêmes ou leurs proches, n’hésitant pas alors à s’adresser a plus fêlé ou filou qu’eux.
Nous avions sympathisé avec un cartomancien dont la réputation égalait celle de mon compagnon dans les milieux intéressés. C’était un homme d’une stature imposante, qui m’évoquait Raymond Burr en fin de carrière, un Perry Mason qui avait pris de la graisse en se levant du fauteuil roulant de Robert Dacier.
L’homme en question avait récemment rencontré une jeune femme avec laquelle il essayait de reconstruire sa vie après un divorce difficile. L’heureuse élue semblait avoir une scoumoune peu commune, comme il arrive parfois à certaines personnes d’en avoir. Il avait essayé sur elle, sans le moindre succès, toutes les incantations qu’il connaissait et restait persuadé que seul l’intervention d’un marabout puissant pourrait la tirer de ce cercle maléfique.
Après de longues recherches, une compilation de divers témoignages se recoupant, il avait fini par trouver la personne idoine dans les environs de Bayonne et nous avait demandé si nous accepterions que la séance d’exorcisme se fasse chez nous. Mon compagnon avait accepté par curiosité, tandis que de mon côté je m’étais abstenu de tout commentaire par pure amitié. Dire à quel point je trouvais l’idée absurde ne l’aurait de toute évidence dissuadé en rien de mettre son projet à exécution.
Pour tout dire, je n’avais qu’une très vague idée de ce que pouvait être un exorcisme. Ne croyant ni au diable ni à la possession, le sujet ne m’avait jamais beaucoup attiré. Je me souvenais vaguement, néanmoins, d’un reportage montrant de telles pratiques au sein de l’Église catholique. Il me restait des images de corps en pleines contorsions, de cris aigus et d’incantations ridicules.
Le couple vint donc s’installer pour un week-end, quai Bergeret. Le vendredi, nous passâmes une soirée tout à fait détendue, longeant l’Adour en direction de la gare pour aller dîner au Sainte Cluque dont l’ambiance bistrot correspondait tout à fait à notre état d’esprit. L’étroitesse de la salle présentait l’avantage d’éviter les conversations trop intimes et d’aborder des sujets tels que celui de la séance prévue pour le lendemain après-midi.
J’avais un peu rapidement associé le mot "marabout" à l’Afrique noire. Il s’avéra que celui qui avait été pressenti était maghrébin. C’était un grand type, mince, dont l’aspect général faisait penser à un conspirateur de film de série B.
Il déboula dans l’appartement en terrain conquis, exigeant notre aide à tous. Je déclinais l’invitation en expliquant qu’il s’agissait d’une chose trop intime pour que j’y sois mêlé d’une quelconque manière. Je ne sais pour quelle raison mon compagnon se désista lui aussi.
Nous allâmes nous réfugier dans l’une des chambres, les laissant à leurs incantations qui étaient sans doute les choses les plus démoniaques qu’il y eût dans les environs.
Dans les premières minutes, nous n’eûmes pas conscience de ce qui se passait de l’autre côté des cloisons. Nous nous déshabillâmes et fîmes l’amour d’une façon beaucoup plus silencieuse qu’à l’accoutumée. Sans doute étions-nous émoustillés par la présence de tiers dans l’appartement ?
Et puis, des cris déchirants nous parvinrent, qui tenaient du hurlement de douleur autant que de la divagation hystérique. Cela allait en s’amplifiant et je fis observer que si les fenêtres du salon étaient restées ouvertes, l’eau de l’Adour porterait le son jusqu’à l’autre bout de la ville et que nous ne tarderions pas à voir débarquer la police. Par bonheur, tout ceci se passait un week-end, à un moment où l’immeuble était à peu près désert !
Au bout de quelques instants, il y eut des pas dans le couloir et le marabout déboula dans la chambre sans même frapper à la porte. Il resta interdit devant le spectacle de ces deux hommes nus, enlacés sur le lit, et repartit en bougonnant.
Les cris reprirent avec plus d’intensité encore. C’était proprement insupportable. Nous entendions des incantations incompréhensibles, régulièrement ponctuées de la formule « Sors d’ici par la jambe gauche ! », qui nous fit beaucoup rire au début. Puis je convainquis mon compagnon qu’il était temps de mettre fin à tout ceci.
Nous nous rhabillâmes rapidement et gagnâmes le salon où nous attendait un spectacle qui ne prêtait plus à rire.
La jeune femme était étendue sur le sol. Son ami lui maintenait les jambes tandis que le marabout était assis sur elle à la hauteur de la poitrine, une main puissante lui obstruant la bouche et le nez, l’air hagard il continuait ses litanies tandis qu’elle se trémoussait pour échapper à l’étreinte mortelle, devenant cramoisie au fur et à mesure que l’asphyxie la gagnait.
— Ça y est, le démon s’en va, elle ne crie plus ! énonça l’illuminé.
— Elle ne crie plus parce qu’elle est en train de mourir, bougre de crétin ! dis-je en le poussant violemment pour le faire basculer tandis que le cartomancien revenait à la raison et prenait la mesure de ce qui venait de se produire à son initiative.
Le marabout exigea d’être payé une forte somme pour le service qu’il venait de rendre. De mon côté, j’avais gagné la cuisine où je préparais un café pour aider tout le monde à reprendre ses esprits.
Une fois le marabout parti, mon compagnon vint me rejoindre et m’expliqua que ce dernier lui avait dit textuellement : « Si j’avais su que c’était chez de pédés, je ne serais pas venu ! »
Cet épisode fut traumatisant pour moi. J’étais capable de rire ou sourire de la crédulité des gens mal dans leur peau, mais être témoin de la façon absurde qu’ils avaient de se mettre ainsi en danger physique pour un hypothétique mieux-être était plus que je ne pouvais supporter. Je décidais qu’il était temps pour moi de tourner la page et d’aller voir ailleurs si j’y étais.
Si notre couple avait eu la moindre solidité, la plus infime perspective d’avenir, peut-être aurais-je tenté d’aller plus loin. Mais il n’y avait rien de tout cela pour m’y inciter.
À repenser à tout ceci, je prenais soudain conscience que tous les professionnels que nous croisions sur les salons et ceux de notre cercle rapproché avaient des problèmes de couples. Nous étions bien loin d’être les seuls !
C’était comme si à trop vouloir "voir" chez les autres ils devenaient incapables de remarquer ce qui clochait chez eux. Si d’aventure les deux étaient de la partie, il arrivait un moment où la domination de l’autre entraînait une jalousie professionnelle qui se transformait rapidement en rancœur personnelle. Quand seul l’un des deux pratiquait les arts divinatoires, alors immanquablement l’autre finissait par se sentir exclu d’une vie qui lui paraissait tourner en boucle sur un seul axe. Nous entrions dans cette seconde catégorie. Circonstance aggravante : j’avais tout fait de mon côté pour ne pas m’intégrer à ce système clos.
En claquant la porte, je n’avais pu m’empêcher de penser avec ironie que mon départ annulerait peut-être la prédiction qu’il m’avait faite au commencement de notre relation.

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