samedi 13 septembre 2014

Le Bal des crédules 5/5

V

Engoncé dans son éternelle blouse blanche boutonnée jusqu’au col, assis droit sur sa chaise, le visage en lame de couteau lui donnant un air sévère, presque redoutable au premier abord, il tournait les pages du dossier posé devant lui. Mon dossier.
Toutes ces heures de discussions n’avaient eu d’autre but que cet instant précis où il prendrait le formulaire posé sur la pile de paperasses contenue dans la chemise à sangle, cocherait l’une des deux cases qui scellerait mon destin : "avis favorable", "avis défavorable".
J’étais assis dans l’un des deux fauteuils crapaud qui lui faisaient face. Tous deux défoncés par les ans, les générations de patients qui s’y étaient vautrés, ils mettaient ceux qui s’y asseyaient en position d’infériorité, leur regard buttant à hauteur du plateau du bureau.
Il prenait son temps, non par souci de faire durer un quelconque plaisir ou suspens, mais pour peser le bien-fondé de sa décision une dernière fois. Il referma le dossier, pris le formulaire, cocha résolument l’une des deux cases – mais laquelle ? –, écrivit quelque chose qui devait être la date, apposa un paraphe presque aussi long que lui, tira la chaîne de montre fixée à l’un des boutons de sa blouse et au bout de laquelle était attachée une petite clef avec laquelle il ouvrit le tiroir central du meuble, en tira un tampon encreur et un antique cachet de caoutchouc monté sur un support en bois sombre et vernis, authentifia sa signature et replia le tout méticuleusement avant de le remettre en place et donner un tour de clef pour mettre son attirail à l’abri. Ses gestes étaient d’une lenteur économe qui n’avait rien à voir avec ses soixante-dix ans révolus. Il suffisait de le voir avancer à pas de géant dans les couloirs de l’hôpital pour s’en convaincre.
— Il reste une chose que vous ne m’avez jamais dite, lança-t-il de sa voix douce.
Je le regardais, incertain. Qu’avais-je pu omettre d’essentiel qui puisse le faire hésiter au moment de me tendre ce foutu papier ?
— Quelle était cette unique prédiction qu’il vous a faite au début de votre relation ?
— Il m’a dit que je mourrais dans les dix ans…
— Ça doit faire un choc, dit-il en hochant la tête d’un air dégoûté.
J’essayais de me souvenir précisément de la façon dont j’avais reçu cette nouvelle. Il y avait si longtemps, tout cela se perdait un peu dans mes souvenirs. De fait, si la prédiction avait une quelconque valeur, il ne restait que quelques mois pour en avoir le cœur net.
— Oh ! vous savez, dis-je, les prédictions, le vaudou, les sorts sont comme les promesses politiques, ou les théories freudiennes, ça n’engage que ceux qui veulent y croire.
Il eut un sourire indulgent pour moi et sembla s’abîmer dans une réflexion profonde. Il tenait toujours dans une main le formulaire qu’il ne se résolvait pas à me tendre. En quoi ce dernier échange pouvait-il tout remettre en question ?
— Quelle est la part de cette prédiction dans votre décision ? Parce qu’il y en a nécessairement une, à moins que je me trompe ?
Il me scrutait avec un intérêt presque angoissant. J’essayais de soutenir ce regard bleu-gris sans trop me troubler. Je trouvais cet homme magnifique et j’avais eu plus d’une fois l’envie qu’il me renverse sur son bureau pour une consultation plus approfondie…
Que pouvais-je répondre à cela ? J’avais peur des mots que je pourrais prononcer, qu’ils ne remettent en question sa décision si elle m’était favorable. En même temps, dans le cas contraire ma sincérité pourrait être à même de le rallier à ma cause. Existe-t-il plus sûr moyen de devenir paranoïaque que face à un psy qui vous scrute comme un fauve guette sa proie ?
Sans doute n’était-il pas impossible que l’approche du terme de cette décennie ait influencé ma décision ; mais si tel était le cas, ça n’avait été qu’un argument de plus pour conforter un choix bien plus profond et ancien. On ne supporte pas des années de traitements hormonaux, de psychanalyse invasive – avec l’espoir du passeport final qui vous ouvrira les portes de la salle d’opération –, pour des raisons aussi futiles qu’une prédiction odieuse faite par un amant qui prétendait vous chérir.
On ne choisit pas de changer de sexe sur un coup de tête, c’est d’ailleurs pour cela que nous avions eu toutes ces pénibles séances, lui et moi. J’avais dû me justifier, argumenter, démontrer que le travestissement n’était pas la solution et que je n’y avais eu que rarement recours parce que je n’ai jamais aimé les carnavals et bals masqués. C’est sans masque et dans la lumière que je veux être qui je suis.
Comme si sa pensée avait suivi la mienne, il lança ces mots en se penchant en avant pour me tendre le papier.
— En somme, vous allez lui donner raison. Le garçon qui devait mourir dans les dix ans disparaîtra comme il l’avait "vu"… et une jeune fille qu’il ne connaîtra jamais pourra vivre le reste de sa vie aussi sereinement qu’elle le voudra.
Je contemplais le formulaire où l’avis favorable ne faisait plus de doute, mais ses mots résonnaient en moi et me blessaient d’une certaine façon.
— Vous me feriez presque renoncer en disant cela ! Vous avez l’air de prétendre que je continue à construire ma vie autour de ce type et de ses inepties. Or, je suis entièrement libéré de son emprise et depuis longtemps. Ce que je fais, je le fais pour moi. Je veux naître enfin, être la personne qui a toujours été prisonnière au fond de moi, faire éclater ce corps qui lui servait de camisole de force !
Il recula son siège, déplia son corps immense en se levant, fit le tour du bureau pour venir se placer devant moi, me fit signe de me lever tout en mettant un doigt sur ses lèvres.
— Calmez-vous. Ce n’était pas une attaque, je voulais mesurer à quel point vous auriez pu être dupe de tout cela. Mais la vérité est que vous avez toujours été la plus forte. Et ça, il n’a pas su le voir…
Il me prit dans les bras, dans une étreinte à la fois amicale et paternelle, puis il me reconduisit jusqu’à la double porte matelassée de son cabinet.
J’entends encore ses derniers mots et je m’en délecte. Après m’avoir dit que j’avais été LA plus forte, au moment où il me serrait la main une dernière fois, de sa voix claire et chaude, il m’avait souhaité « bonne chance, mademoiselle ! »

Toulouse, juin,
août et septembre 2014

1 commentaire:

Unknown a dit…

Toujours magnifique et toujours surprenant. Merci pour ce moment.