jeudi 11 septembre 2014

Le Bal des crédules 3/5

III

Le week-end de consultations au casino s’installa tout de suite comme un rite.
On lui avait octroyé un cagibi étroit placé, non sans une certaine ironie, juste à côté du distributeur de billets de banque. C’était l’amorce d’un couloir en cul-de-sac, qui ne possédait pas de porte et les laissait, lui et ses clients, à la vue de tous.
Je m’asseyais au bar, sur un haut tabouret, et passais mon temps à griffonner sur un carnet de croquis les portraits de ses clients, tout en descendant quelques flûtes de champagne au frais de l’établissement.
Il y avait dans cet endroit quelque chose d’étrangement reposant, malgré le fond sonore des machines à sous. Je n’ai jamais aimé les jeux vidéo, on comprendra donc ce que je peux trouver de crispant dans les bruits électroniques qui accompagnent les tours de roues des bandits manchots et l’annonce des pertes ou des gains à chaque partie, le tout multiplié par le nombre de machines.
J’avais sympathisé avec le barman. Ce type était manifestement gay et avait l’air de fantasmer sur une possible partie à trois avec nous. Je n’aurais pas dit non pour un duo, en revanche il n’était pas question pour moi de me lancer dans un trio infernal…
Nous passions là-bas deux jours pleins, mangeant et dormant sur place dans un climat qui n’était pas des meilleurs. La direction était très partagée sur cette attraction promotionnelle et nous nous retrouvions en quelque sorte pris entre deux feux d’une guerre interne.
Tout au long de ces mois, je n’ai sympathisé qu’avec une seule de ses clientes. Une commerçante d’un certain âge, joviale, qui ne manquait jamais de venir me saluer et discuter un petit instant avec moi, avant ou après sa consultation.
— C’était loin d’être le bagne, en somme, me relança-t-il alors que je laissais vagabonder mon esprit.
De fait, on pourrait probablement dire que ces week-ends au casino étaient à part dans notre vie ; une sorte d’oasis dans laquelle nous trouvions un certain équilibre. En tout état de cause, cela n’avait rien à voir avec le calvaire que représentaient pour moi nos participations à des salons où il nous fallait côtoyer ses confrères et consœurs, ce qui n’allait jamais sans drames.
Le principe de ces salons était simple. Une personne organisait la manifestation dans sa ville et recrutait jusqu’à une douzaine de confrères pour offrir un choix assez large aux visiteurs éventuels. La participation financière était généralement fixée à 400 euros pour le week-end, à quoi il fallait ajouter un forfait pour le repas s’il était pris sur place. L’opération était censée être blanche pour l’organisateur, les fonds récoltés à l’inscription étant utilisés pour la location de la salle et la publicité autour de la manifestation. À la vérité, le plus souvent l’organisateur s’arrangeait avec la mairie pour avoir la salle des fêtes, soit à moindre coût, soit gratuitement, et la publicité se limitait à une banderole à l’entrée de la ville ainsi qu’une dizaine d’affiches photocopiées collées aux portes des magasins qui voulaient bien les accepter. L’organisateur s’assurait ainsi de gagner son week-end autrement que pas ses éventuelles consultations.
Il y avait rarement foule dans ces salons et la plupart des personnes qui y venaient le faisaient en curieux, sans pour autant pousser systématiquement cette curiosité jusqu’à oser une consultation.
Si le samedi matin l’installation des stands se faisait dans la bonne humeur, dès le début de l’après-midi, après un repas succinct qui n’était pas toujours de bonne qualité, le ton commençait à monter : on ne travaillait pas assez, il y avait trop de stands pour le peu de chalands, certains n’avaient pas encore fait la moindre consultation. Dès le lendemain, les mêmes crieraient à l’arnaque et au remboursement.
Il s’avéra que ce genre de salon était propice à mon compagnon, qui tirait souvent royalement son épingle du jeu et, dans les moments les plus noirs, parvenait de toute façon à amortir sa participation.
Bien sûr, ceci ne pouvait qu’entretenir les jalousies. Ceux qui travaillaient ne jetaient-ils pas des sorts aux autres ? Il y eut une fois une grande crise. L’une des participantes expliqua qu’elle avait vu le compagnon d’une de ses collègues ramasser un exemplaire de toutes les cartes de visite déposées sur une table à l’entrée de la salle et les enfermer dans une boîte après les avoir recouvertes d’une poudre noire en marmonnant ce qu’elle appelait des "incantations". La preuve de cette magie noire était que ce salon ne décollait pas !
J’étais proprement sidéré par cette accusation digne d’une cour de récréation. D’un autre côté, il était établi que lorsque les choses ne marchaient pas, ce ne pouvait être que de la faute des autres. N’avais-je pas été accusé, un jour, de "racoler" pour mon compagnon, au prétexte que j’avais essayé d’organiser la file d’attente qui s’allongeait devant son stand, alors même que j’avais adressé à l’un de ses concurrents la seule personne qui m’avait demandé qui elle devait consulter, parce que l’attente était trop longue et parce qu’il m’avait semblé peu éthique de la diriger vers l’homme avec lequel je vivais.
— Est-ce que tout simplement, ça ne faisait pas une offre trop large dans la même discipline, autant de voyants dans la même pièce ?
— Oh ! j’utilise volontiers ce terme générique, mais il y avait là bien des disciplines et spécialités représentées.
Il faudrait d’abord faire la distinction entre le voyant et le médium. Le premier se servant de supports divers pour sa consultation, quand le second prétend être en lien direct avec l’au-delà et recevoir ses informations des défunts qui vous étaient chers et veillent sur vous d’où ils se trouvent.
Il y avait généralement un mélange de voyants, médiums et astrologues. Certains pratiquaient la kéromancie, qui était la version moderne de l’ancienne molybdomancie, les coulures de cire des bougies ayant remplacé celles du plomb ; d’autres s’adonnaient à l’hydromancie, la cafédomancie ou tasséomancie, lisant dans l’eau, le café ou les feuilles de thé ; d’autres encore lisaient l’avenir dans des petits galets de pierre appelés runes ; quant aux cartomanciens, certains utilisaient encore le tarot de Marseille, mais la plupart préféraient les oracles modernes, des cartes contemporaines qui étaient souvent de toute beauté. Bien sûr, il y avait aussi celles qui lisaient dans les lignes de la main et je me souviens d’avoir croisé une femme, toute de noir vêtue, mantilles sur la tête, plongeant les yeux dans une boule de cristal qu’elle protégeait de ses deux mains. Il y en avait pour tous les goûts !
Comme tout un chacun, il m’arrive de jeter un coup d’œil à mon horoscope sur le programme de la télévision, ce qui est toujours un amusement. L’astrologie ne m’a jamais semblé une chose sérieuse. Les élucubrations d’une de ses plus célèbres représentantes, s’évertuant à nous prédire chaque année depuis trente ans que le sida sera guéri dans l’année, n’ont guère plaidé auprès de moi pour la crédibilité de la discipline. Idée qui s’est confirmée après que j’eus tenté de faire établir mon ascendant par cinq praticiens – disposant des mêmes méthodes de calcul et logiciels informatiques – qui ont tous abouti à un résultat différent.
— On sent bien que vous n’avez pas du tout aimé ces gens…
— Ils me le rendaient bien ! Je n’étais pas de leur caste. On me tolérait comme une pièce rapportée, parce que mon compagnon était une locomotive dont tous avaient besoin pour tirer le salon qu’ils finissaient par organiser chacun à leur tour.
Je crois que j’étais plutôt indifférent à leur égard, parce qu’ils semblaient ne pas avoir d’autre conversation, d’autre intérêt que leur pratique. Comme je ne voulais pas entrer dans leur jeu et refusais toute consultation, ils ne pouvaient que me rejeter tel un corps étranger. La greffe n’avait aucune chance de prendre.
Vivant à côté d’eux, je pouvais observer chacun et le spectacle était édifiant. Tous parlaient de leur "don", mais peu nombreux étaient ceux qui se montraient prêts à donner à leur tour. Dans leurs bouches, il n’était le plus souvent question que d’argent, celui qu’ils avaient gagné, celui qu’ils allaient gagner, celui que les salons leur faisaient perdre…
J’étais surtout choqué par leurs discours, pleins de généralisations, de stéréotypes, de stigmatisation, de mesquinerie, mais aussi de méchanceté. Où était l’amour dans tout cela ? On ne sentait pas là, à aucun moment, la lumière qu’annonçaient pourtant tous leurs flyers publicitaires.
— Combien de temps avez-vous vécu cette vie ?
— Environ deux ans. C’est presque un exploit !
Avec le recul, comment ne pas convenir que notre histoire était vouée à l’échec dès le départ ? Nous étions par trop différents. Il aurait fallu que nous consentions chacun à faire un pas vers l’autre, mais nous avions le même entêtement.
Qu’avions-nous cru ? Que l’on peut bâtir une histoire sur une simple rencontre sexuelle, quelle que soit la qualité de celle-ci ? Si nos corps étaient à l’unisson, nos esprits ne l’étaient pas. Nous ne voulions pas les mêmes choses, nous n’aimions pas les mêmes gens, nous nous entêtions à vouloir changer l’autre sans nous remettre nous-mêmes en question.
Commencée dans l’allégresse, notre liaison avait viré à l’aigre peu à peu pour s’achever dans une haine destructrice.
J’aimerais ironiser en prétendant qu’il ne l’a pas vu venir, mais ce serait faux à plus d’un titre. La vérité est que cette fin destructrice a été organisée, orchestrée par son entourage professionnel.
J’y ai déjà fait allusion : les voyants ont ceci en commun avec les psychiatres qu’ils se consultent régulièrement entre eux, ce qui est à la fois une manière de se tester et de se rassurer.
Il s’était mis dans la tête que je le trompais, ce qui n’était pas le cas au départ, en même temps qu’il voulait m’imposer un pacs. Il consultait donc en permanence pour savoir ce que voyaient ses confrères et consœurs. En bons professionnels qu’ils étaient, ceux-ci ne pouvaient que le conforter dans ce qu’il souhaitait entendre…
— Pourquoi n’être pas parti avant la catastrophe ?
— Parce que, nous autres Basques sommes aussi bourrus que notre cidre, sans doute. Nous n’admettons pas la défaite, pas plus que de nous être trompé. La fierté est à la fois la plus belle et la pire des choses, hélas !

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