vendredi 29 novembre 2013

L'amant marié 3/5

III

Ce fut une fin d’après-midi torride, comme Jochen n’en avait encore jamais connu. Il fut subjugué par les initiatives d’Ulrike, le naturel avec lequel elle passait de l’abandon le plus total à une reprise en main de la situation qui rendait inutile la moindre protestation. Ne menait-elle pas le jeu jusque dans sa propre passivité ; l’obligeant à trouver les réponses aux attentes qu’elle n’exprimait pas, en sentant intuitivement que la moindre erreur serait fatale au charme qui les unissait depuis le moment où ils avaient franchi la porte de l’appartement et où elle s’était jetée sur lui sans retenue.
Le temps fut aboli autant que le monde qui les entourait et continuait de tourner à son rythme. Jochen n’entendit pas les appels de Birgitt, inquiète de ne pas le voir rentrer et de rester sans nouvelles, puis carrément furieuse. Il lui fallut inventer une réunion de dernière minute, doublée d’une panne de réseau téléphonique, pour justifier de ce silence et de ce retard.
La séance les avait laissés exténués l’un et l’autre, et la douche qu’il prit ensuite ne parvint qu’à accentuer la torpeur qui le gagnait. Seul le retour à pied jusque chez lui parvint à le ramener petit à petit à sa réalité quotidienne.
Avant de se quitter, ils avaient échangé leurs numéros de téléphone portable respectifs sans grande conviction. Ulrike ayant remarqué l’alliance au doigt de Jochen, savait d’expérience que les hommes mariés sont toujours une source d’ennuis divers. Ceci était une vision pragmatique dans laquelle n’entrait aucune espèce de morale. Les relations adultères ne la gênaient en rien, elle pensait que seuls ceux qui étaient déjà disponibles pour de telles aventures étaient susceptibles d’y succomber, ce qui excluait toute responsabilité exclusive de l’autre. Elle, en l’occurrence.

Jochen laissa passer quarante-huit heures avant d’appeler. Deux longs jours au cours desquels il eut l’impression de perdre pied, ne parvenant pas à fixer son attention au bureau et se montrant d’une distraction à la limite de la désinvolture dans le cercle familial. Birgitt mit fort heureusement cette attitude sur le compte d’un probable surmenage ; n’avait-il pas dû participer à une réunion tardive le samedi précédent alors même qu’il n’était censé travailler que le temps de représenter l’administration à une quelconque manifestation pour laquelle sa division était intervenue ?
En quelques heures, Ulrike était devenue une obsession. Il ne pouvait se retirer de l’esprit les images trop nettes de leurs ébats dans tout l’appartement. Elle avait commencé par le plaquer contre la porte, tout en fermant le verrou, puis s’était déchaînée, lui révélant des plaisirs jusqu’alors inexpérimentés.
Il était troublé par l’énergie de cette femme, par la façon dont elle s’était laissée aller sans retenue avec un parfait inconnu, ce qui impliquait une sensualité et une sexualité débordantes. C’était la première fois qu’il tombait sur une telle femme, qui bouleversait ses habitudes et ses préjugés. Malgré les coups de canif constants qu’il avait donné à son mariage, Jochen était pétri de morale et corseté d’inhibitions. Il avait une image idéalisée de la Femme qui ne cadrait pas avec Ulrike. Sans doute ce décalage accentuait-il son attirance pour elle, devenant la promesse de découverte de nouveaux horizons. Il avait en lui l’intuition que l’un et l’autre pourraient gagner mutuellement à poursuivre ces jeux et surtout que lui pourrait faire de nouvelles découvertes sur la palette des plaisirs qu’elle semblait manier avec ferveur et talent.
Dans son esprit, il était moins question d’entamer une liaison régulière que de s’accorder, de loin en loin, des rencontres éruptives comme l’avait été la première.
Après deux jours interminables de cogitations, il avait laissé un message sur le répondeur d’Ulrike. Comme il n’aimait guère parler à des machines, il s’était montré gauche et plat, ce qui l’avait fait se persuader qu’il venait de gâcher toute chance de la revoir un jour.

À la vérité, Ulrike avait été séduite par la fragilité qu’elle avait décelée dans la gaucherie du message de Jochen. Elle avait été surprise qu’il la rappelle, car elle avait une conscience exacte de s’être comportée avec lui comme une petite peste au Lustgarten et pensait qu’une fois retombée la testostérone, il se souviendrait plutôt de ce moment désagréable qu’elle lui avait infligé, que des échanges plus débridés qui l’avaient suivi. Les hommes n’ont-ils pas généralement un rapport ambigu avec l’acte sexuel ? Ils en parlent plus qu’ils ne le pratiquent et sont souvent désorientés après l’avoir fait…
Elle avait choisi de lui répondre par SMS, d’une façon assez impersonnelle qui puisse passer pour un message anodin si jamais il était tombé sous des yeux indiscrets. « Je serais enchantée de poursuivre notre échange si intéressant de l’autre jour. N’hésitez pas à me proposer un rendez-vous… » avait elle écrit en signant de manière très professionnelle, avec référence au journal pour lequel elle travaillait.
Par la suite, en dehors des visites de Jochen, leurs contacts devinrent presque exclusivement écrits afin d’être plus discrets. Il est plus difficile d’intercepter par hasard un SMS qu’une conversation téléphonique.
Ils avaient décidé de prendre du bon temps ensemble, sans rien se promettre, sans même chercher à inclure dans cette relation une quelconque portée sentimentale. Ils se voyaient de loin en loin, pour un échange de plaisirs charnels qu’ils avaient le plus grand mal à définir. Il n’était pas question de parler de « faire l’amour » dans la mesure où il n’était pas question d’amour et employer le terme « baiser » serait revenu à donner une dimension vulgaire à des ébats qui ne l’étaient pas. C’était autre chose, qui se situait probablement entre les deux, mais pour quoi il n’existait aucun mot adéquat.
Tout avait fonctionné ainsi les deux premières années et puis, au lieu de s’émousser, leur désir avait évolué vers une relation plus intime. Ils avaient appris à se connaître et s’apprécier au-delà de la gymnastique corporelle qui les réunissait depuis le premier jour. Une estime mutuelle s’était installée, qui s’était muée progressivement en amour véritable.
Ulrike s’était inquiété de la tournure que prenaient les événements. Jochen lui avait fait de plus en plus de grandes déclarations auxquelles elle n’avait d’abord pas voulu répondre, mais il lui avait bien fallu s’avouer à elle-même – avant de le reconnaître devant lui – que ces sentiments étaient entièrement partagés. Tout en rendant les armes, elle lui avait alors proposé d’arrêter de se voir avant que cela puisse poser des problèmes dans l’équilibre qu’il avait trouvé au sein de sa famille. Elle était prête à ce sacrifice, avait-elle dit. En quoi elle n’était pas tout à fait honnête, car elle eût dû préciser que cette solution aurait été un soulagement pour elle, qui ne voulait pas s’engager dans une aventure durable.
Depuis lors, leur couple fonctionnait ainsi. Ils s’aimaient, se l’écrivaient chaque jour, se voyaient une ou deux fois par semaine pour faire l’amour, plus rarement il leur arrivait de dîner ensemble avant de passer la première partie de la nuit dans le lit d’Ulrike. Jamais la nuit entière, car Jochen ne pouvait justifier d’un déplacement professionnel qui aurait impliqué une nuit en dehors de chez lui.
Ulrike, dont le métier impliquait une certaine aisance à manier les mots, truffait ses messages d’allusions salaces non seulement pour entretenir la flamme de son partenaire, mais également pour couper la monotonie et la vacuité d’échanges quotidiens qui auraient tout aussi bien pu se limiter à faire sonner le téléphone de l’autre et raccrocher, simplement pour signaler que l’on pensait à lui. L’essentiel n’était-il pas là et tout le reste fioritures ?
Jochen appréciait la manière qu’avait Ulrike d’exprimer ses phantasmes sans vergogne. Elle avait mis longtemps à se lâcher, l’avait fait d’abord timidement pour voir sa réaction, puis lorsqu’elle avait compris que cela était loin de l’effaroucher mais au contraire le stimulait, elle avait abandonné toute retenue, n’hésitant pas à se lancer dans des descriptions dont elle ne démêlait plus très bien la part de sensualité et d’obscénité.
Elle savait qu’il ne pouvait pas garder ces messages sur son téléphone, mais il lui avait avoué en apprendre des passages par cœur et se les réciter lorsqu’il était seul et pensait à elle en attendant le moment de la retrouver. Il les lui récitait parfois lorsqu’ils étaient somnolents, allongés côte à côte sur le lit, après ou entre leurs galipettes.
Il aimait particulièrement ceux où elle parlait de fellation, cherchant à chaque fois une formulation suggestive différente comme si elle avait cherché, d’un message à l’autre, à approcher au plus près de l’expression de ce qu’elle ressentait :
  • En attendant de pouvoir le faire réellement, je caresse tout ton corps du bout de mes doigts, de ma langue et de ma bouche. Après quoi, je le picore de petits baisers coquins et fougueux, puis je te mange la bouche, nos langues luttant voluptueusement. Alors seulement, je m’empare de ton membre dressé et m’active à le faire fondre dans ma bouche !

  • Je me convulse comme une damnée en pensant à ton corps, tes mains, ta langue, tes fesses, ta queue fièrement dressée et frétillante sous ma langue qui ne tarde pas à devenir blanche et tiède de ta jouissance miraculeuse !

  • Je me jette virtuellement sur toi pour te dévorer crûment de baisers et caresses cannibales. J’aime trop le goût de ta peau et celui de la sauce qui l’accompagne.

  • Je me mets à genoux pour adorer ton dieu frétillant et recevoir sa bénédiction sur ma langue…

Il     arrivait également qu’elle se fasse plus lyrique, ce qui laissait entrevoir un moment de désarroi, un manque réel. Il recevait ces messages-là avec un plaisir particulier, sentant instinctivement que leur rareté en faisait le prix. Ulrike évitait en général de livrer le fond de sa pensée, réservant à cela la pudeur dont elle était dénuée pour les choses du sexe.
  • Je pense à nos retrouvailles, que j’imagine torrides et passionnées. Tu me masseras le dos, qui en a bien besoin après cette journée harassante, les fesses qui y seront très sensibles, puis tu prépareras le passage de la même huile avant de te glisser en moi avec une fougue identique à celle de la dernière fois… Tout ceci n’excluant ni les préliminaires ni toutes suites que tu voudras y ajouter !!!
  • Pour l’heure, je couvre tout ton corps de mes caresses les plus entreprenantes et de mes baisers les plus fusionnels, ceux dans lesquels les langues se mélangent si intimement qu’on ne sait plus à qui elles appartiennent, au point de ne plus oser les reprendre…

Une nuit d’insomnie, elle n’avait pas résisté à la tentation d’un message anticipé sur l’horaire habituel, espérant que son téléphone serait éteint pour ne pas troubler son sommeil ou celui de sa femme. Il avait oublié depuis les mots du désir mais conservait comme un trésor ceux d’une tendresse qui était en même temps une ouverture sans pareille.
  • Je t’imagine encore endormi, alors je glisse ce message entre les plis de tes rêves et de tes draps, pour te dire que je pense à toi et t’aime très fort.
  • Je baise doucement ton front, tes paupières closes, ta bouche entrouverte.

Et puis il y avait eu ce qui était probablement la plus grande déclaration qu’elle ne lui ait jamais faite. Cela s’était produit quelques semaines plus tôt, alors qu’elle était allée à Stuttgart pour couvrir une exposition qui faisait polémique dans tout le pays, consacrée à la fraction armée rouge.
  • J’ai hâte de m’offrir à toi sans retenue comme avant mon départ. Tu es si beau lorsque tu me fais l’amour que je voudrais te prendre en photo pour m’assurer que je ne rêve pas lorsque j’y repense ! J’aime aussi t’entendre gémir de plaisir et d’excitation… Il serait plus simple d’avouer ce que je n’aime pas chez toi et qui tient en un mot : RIEN.

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