samedi 30 novembre 2013

L'amant marié 4/5

IV

Jochen avait attendu la fin de la journée avec une impatience croissante, électrisé par le laconisme de la réponse d’Ulrike à son message matinal. Un simple « viens », accompagné d’un point d’exclamation. Pas d’embrassades ni de caresses verbales, un mot qui pouvait aussi bien exprimer un ordre qu’une supplique et un signe de ponctuation qui semblait lui octroyer un caractère d’urgence.
Après l’interminable réunion de la matinée, il s’était abstenu de déjeuner afin d’avancer dans son travail pour quitter le bureau une heure plus tôt, expliquant à ses collègues qu’Andreas était souffrant et que sa mère avait un rendez-vous chez un spécialiste, qu’elle ne pouvait remettre. Demi-mensonge de confort ; son fils allait parfaitement bien, en revanche Birgitt devait voir un médecin et avait prévenu qu’elle rentrerait tard. Lui-même avait précisé qu’il devrait probablement assister à une réunion qui risquait de s’éterniser. Ceci lui laisserait le champ libre pour voir Ulrike.
Connaissant par cœur le cadencement de son train, il arrivait à optimiser son temps pour éviter les interminables attentes sur le quai, partant au bon moment pour ne pas avoir à presser le pas et toujours donner cette image de respectabilité un peu terne que tout le monde avait plus ou moins de lui. Même les quelques collègues féminines avec lesquelles il lui était arrivé de coucher par le passé eussent été les premières surprises de l’homme épanoui qu’il était devenu, à mille lieues de celui qui n’avait à leur proposer que de minables coucheries, rapides et sans passion.

Il avait gravi à pied tous les étages, délaissant l’ascenseur qu’il aurait fallu attendre. Un rien essoufflé, il avait pressé le bouton de la sonnette avec la fébrilité d’un adolescent à son premier rendez-vous.
Ulrike lui avait ouvert la porte presque aussitôt, vêtue de sa sortie-de-bain écrue.
— Je rentre à l’instant, dit-elle. J’ai juste eu le temps de passer sous la douche et j’allais me faire un thé. Tu en veux un ?
— Pourquoi pas, répondit-il et la caressant et lui piquant le cou de petits baisers sonores.
Elle se dégagea sans brusquerie et l’entraîna dans la cuisine où la bouilloire électrique chantait déjà. Elle prit un second mug dans le placard, lui demanda s’il prendrait du sucre, du citron ou du lait, puis déposa la boule métallique, remplie de son meilleur mélange au jasmin, dans l’eau bouillante.
Laissant le breuvage infuser, elle vint se plaquer à nouveau contre son amant, cherchant sa bouche tandis que ses mains prenaient possession de son corps, une devant, l’autre derrière. Elle sentit une érection déjà prometteuse et enregistra que sa respiration changeait de rythme.

Elle avait disposé le plateau sur la table basse du salon, entre eux. Il avait pris place dans un fauteuil où il s’enfonçait systématiquement, tandis qu’elle avait opté pour sa place de prédilection sur le canapé.
Europe avait sauté sur ses genoux, alors que Merkel était venue se frotter aux jambes de Jochen en ronronnant de façon excessivement sonore.
— Merkel, tu es impossible ! dit-elle. Dès qu’un ventre rebondi de banquier passe par ici, il faut qu’elle le drague…
Si Jochen était parfois piqué au vif par les allusions perfides que faisait sa maîtresse à son embonpoint, il appréciait en revanche l’ironie et la justesse avec laquelle elle avait su nommer ses chats. Merkel correspondait bien à son modèle humain, faussement pateline et vindicative chaque fois qu’elle voulait obtenir quelque chose, tandis que la siamoise, Europe, était plutôt languide, sans vrai tonus et davantage du genre à faire ses coups en douce, en quoi elle ressemblait tout à fait à l’institution ou au continent qui lui avait valu son nom.
Il se pencha pour caresser la chatte ronronnante, mais celle-ci s’écarta d’un air dédaigneux.
— Celle-ci, tu ne l’amadoueras pas avec quelques caresses, elle n’est pas comme sa maîtresse…
— Elle ne sait pas ce qu’elle perd ! plaisanta-t-il. L’important est que, toi, tu ne t’enfuies pas devant ma main, ou le reste.
— Aucun danger de ce côté, tu as dû t’en rendre compte.
Ils badinaient en buvant leur thé, retardant ainsi le moment de passer dans la chambre, ce qui était une manière pour eux d’augmenter le plaisir en le retardant juste ce qu’il fallait pour exacerber le désir de l’autre. Cela ne durait jamais très longtemps car chacun était prompt à céder, incapable de refréner ses pulsions au-delà de quelques minutes qui déjà lui semblaient interminables.
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Après le thé, ils étaient passés dans la chambre où leurs ébats avaient été plus déchaînés encore qu’habituellement.
Ulrike n’y avait d’abord pas prêté attention, mais progressivement elle avait senti que son partenaire se comportait de façon étrange. Il y avait dans ses gestes, dans son regard quelque chose de désespéré qui le faisait redoubler d’ardeur et le rendait touchant.
Il y avait longtemps qu’elle avait constaté la fragilité des hommes et à quel point celle-ci pouvait se dévoiler davantage dans l’acte sexuel. Pourtant, habituellement celle-ci n’apparaissait qu’au finale, et tenait plus alors d’une certaine tristesse et d’une envie de fuir le contact de l’autre. Combien n’en avait-elle pas connu de ces types qui bondissaient du lit à peine leur petite affaire expédiée et se rhabillaient en quatrième vitesse pour disparaître au plus vite !
Mais Jochen n’avait jamais été de ceux-là, il aimait prendre son temps en toute chose, se montant attentif au plaisir de sa partenaire autant qu’au sien propre. Il variait les préliminaires, évitait toute monotonie dans l’acte amoureux et surtout s’abandonnait contre elle de très longues minutes après l’assouvissement.
Il posait alors la tête sur le bras d’Ulrike, nez collé contre son sein et somnolait ainsi sans bouger. Elle sentait le souffle de sa respiration sur sa peau, qui allait jusqu’à lui chatouiller délicieusement le mamelon.
C’est au moment où elle s’y attendait le moins, alors qu’ils savouraient cet instant d’abandon total, qu’il murmura les quatre mots qui devaient tout changer entre eux. Elle n’avait rien senti venir et fut mise devant le fait accompli, sans pouvoir tenter la moindre diversion qui l’aurait empêché de parler.
— Je vais quitter Birgitt, lâcha-t-il.
Elle resta sans voix, croyant avoir mal compris, mesurant à peine ce que cela signifiait.
— Je vais quitter Birgitt, répéta-t-il.
— Mais pourquoi ? demanda-t-elle, sincèrement surprise par cette annonce.
Elle était d’autant plus déroutée qu’il n’y avait pas eu le moindre signe avant-coureur, la moindre conversation entre eux qui aurait pu laisser supposer qu’il s’apprêtait à faire une telle chose.
— Je t’aime, répondit-il, et je ne supporte plus tous ces jours, toutes ces heures, ces minutes perdues loin de toi.
— Mais…
Jochen lui avait mis doucement la main sur la bouche et la regardait profondément, comme s’il avait voulu percer à jour ses pensées les plus intimes avant qu’elle ne les dise ou ne trouve des arguments détournés.
— Non, ne dit rien. C’est ma décision, et elle est prise. Je n’y reviendrai pas.
Il lui souriait tendrement, comme il le faisait avec ses enfants lorsqu’il tentait de leur expliquer le bien-fondé d’un oukase qui les contrariait. Un sourire doux, désarmant, si éloigné de la sévérité cruelle de ses propos que l’on ne savait comment s’y opposer.
D’une certaine façon, Jochen était un charmeur, même s’il n’en avait pas conscience. C’était d’ailleurs ce qui le rendait si touchant, cette innocence, cette absence de calcul. Il n’était pas manipulateur, c’était d’une certaine façon bien pis que cela : il était intuitif ! Il savait d’instinct comment gérer les situations fâcheuses, retourner à son avantage celles dont il n’aurait pas dû sortir indemne.
Jochen avait épié le regard d’Ulrike, cherchant une lueur d’approbation, de joie ou d’excitation, mais il n’y avait vu qu’une profonde curiosité. Il fut déçu, contrarié par cette apparente passivité de sa maîtresse. Ce qui le déstabilisait profondément était de ne pas parvenir à démêler des sentiments qu’il sentait mitigés, pour ne pas dire peu enthousiastes.
— Ne dis rien, prends le temps de réfléchir, nous en reparlerons demain, poursuivit-il en libérant la bouche de sa compagne.
Il pivota sur lui-même afin de se retrouver au bord du lit, se leva et prit ses affaires sur la chaise. Sans même commencer à s’habiller, il se pencha à nouveau sur le lit pour déposer un baiser sur les yeux et le nez d’Ulrike en lui murmurant qu’il l’aimait, un peu, beaucoup, à la folie… Puis il passa dans le salon, où il enfila ses vêtements sans trop de hâte, rectifiant son nœud de cravate en se regardant dans le miroir pendu au-dessus d’une desserte ultramoderne qu’il affectionnait particulièrement.
Ulrike entendit la porte palière claquer derrière lui. Elle ferma les yeux, comme si cela avait été un moyen efficace d’échapper à une réalité qui la dépassait.

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