jeudi 28 novembre 2013

L'amant marié 2/5

II 

C’était une rencontre fort improbable que la leur. Pourtant elle avait bien eu lieu ; preuve s’il en était besoin que le hasard ou la nécessité font toujours les choses à leur guise. En bien ou mal, là n’est pas la question.
Cela s’était produit quatre ans plus tôt, au Lustgarten. Ce jour-là, le 17 octobre 2009, voyait la réouverture du Neues Museum, dix ans après que l’île aux Musées eut été classée au patrimoine mondial de l’humanité.
Tous deux avaient été conviés à fêter cet événement. Elle, en tant que journaliste en charge des pages culturelles d’un grand quotidien national ; lui, en tant que représentant d’un des nombreux organismes institutionnels sollicités pour le financement de l’opération.
Après la visite organisée du nouveau musée et une longue flânerie dans les salles présentant les trésors archéologiques d’Europe, d’Égypte et du Proche-Orient, ils s’étaient retrouvés au pied de la vasque de granit de Christian Gottlieb Cantian, face à l’Altes Museum dont la longue rénovation ne débuterait pas avant 2012 pour un budget initial évalué à 128 millions d’euros.
— Cet ensemble sera magnifique, une fois achevé, dit Ulrike en réfléchissant à voix haute.
— Effectivement, mais tout à fait hors de prix ! ne put s’empêcher de répliquer Jochen.
Offusquée, la journaliste le toisa non sans un certain mépris.
— Je vous demande pardon ?
— Je disais que tout ceci serait grandiose, y compris dans son aspect financier.
— Je ne suis pas persuadée que l’on puisse valablement mettre en balance quelques millions d’euros et le patrimoine culturel que représente ce projet d’ensemble, dit-elle sèchement avant de tourner la tête dans une autre direction, d’un geste agacé et emphatique.
Jochen détailla alors cette inconnue aux idées bien arrêtées et fut totalement séduit.
Ce qui frappait au premier abord chez cette femme, c’était une impression d’ensemble que l’on avait envie de définir comme "désuète". Le mot qui lui vint à l’esprit fut "vintage", car il voulait y voir une promesse de bonification. Cela tenait à une multitude de détails allant d’une montre minuscule attachée au poignet gauche par un étroit bracelet de cuir blanc, à un collier de grosses perles de bois sombre, en passant par une jupe noire de coupe droite et stricte descendant en dessous du genou, sans oublier une blouse ivoire au large col rabattu sur les épaules qui devait venir tout droit d’un stock oublié des années soixante-dix. Pour couronner le tout, il y avait ces cheveux bruns, ramenés en une sorte de chignon sur le haut de la tête, qui semblaient la coiffer d’un casque d’où s’échappait une mèche indisciplinée sur le front.
Elle était grande, possédait des épaules carrées qui lui firent penser aux nageuses de l’ancienne Allemagne de l’Est, et devait avoir dans la quarantaine, bien qu’il fut difficile de lui donner un âge avec précision tant son visage rond et poupin avait quelque chose de boudeur dans les lèvres charnues qui donnait une impression enfantine par ailleurs vite démentie par la fermeté catégorique de ses affirmations.
En observant ses mains, Jochen remarqua immédiatement l’absence d’alliance ou même de trace plus claire sur la peau de l’annulaire gauche qui aurait pu révéler qu’il avait pu y en avoir une dernièrement. Les ongles étaient entretenus mais exempts de tout verni, à moins qu’elle en ait utilisé un parfaitement incolore et l’ait appliqué avec un soin particulier qui ne montrait aucune trace de pinceau.
— D’ici quelques années, quand le projet d’ensemble aura atteint son stade final, vous verrez que ce sera grandiose. Le monde entier nous enviera cet endroit, poursuivit-elle comme si elle ne s’était pas aperçue que l’attention de son voisin s’était portée sur elle plus que sur le devenir des musées environnants.
Elle se lança avec enthousiasme dans une description de ce que serait ce lieu unique après l’achèvement des travaux. L’ouvrage engagé était gigantesque, il avait déjà vu la réouverture de Alte Nationalgalerie huit ans plus tôt, puis celle du Bode Museum en 2006, maintenant c’était au tour du Neues Museum et de l’engagement des travaux de la "James Simon Gallery" qui dès 2012 – au moment où commenceraient les travaux de l’Altes Museum – permettrait de libérer les monuments historiques de leurs boutiques, restaurants et salles de conférences tout en accueillant des expositions temporaires au premier étage, mais surtout servirait d’accès à la "Promenade archéologique" qui traverserait quatre des cinq musées de l’île, exposant de prestigieuses collections archéologiques. Enfin, la réouverture du Pergamon Museum parachèverait l’ensemble en 2015. Certes, tout ceci représentait des sommes colossales, mais qui n’avaient rien à voir avec un quelconque gaspillage.
Jochen écoutait son interlocutrice avec attention. Sa voix était chaude et montait légèrement dans les aigus dès qu’elle sentait que l’on eut pu mettre en doute ses affirmations. Cette passion l’attirait, il se demandait si elle la réservait à l’art seul ou la mettait en toutes choses et particulièrement dans l’acte sexuel. Se pouvait-il réellement qu’un tel tempérament de feu faiblisse et s’éteigne au moment de gagner la chambre ? Il se prit à rêver d’une prolongation plus intime à cette rencontre.
Quand elle eut terminé, Jochen avoua qu’il s’était toujours senti plus à l’aise devant un tableau financier qu’une toile de maître. Mais se rattrapa en parlant avec intelligence du choc qu’il avait ressenti quelques semaines plus tôt devant La Lutte de Jacob et de l’Ange de Rembrandt, qu’il avait pu admirer à la Gemälde-galerie.
— Il y a quelque chose de fascinant et de profondément dérangeant dans cette œuvre, avoua-t-il. Je suis loin d’être expert ou même simplement esthète, pourtant il me semble qu’il y a dans ce tableau religieux un homoérotisme profond, qui lui donne une dimension profane, si ce n’est blasphématoire. L’ensemble est assez sombre et toute la lumière rayonne du centre, concentrée sur la tunique immaculée de l’ange qui semble étreindre Jacob plutôt que de véritablement lutter avec lui. D’ailleurs, de quelle lutte s’agit-il ? La Genèse elle-même n’est pas claire sur le sujet, pas davantage qu’elle ne l’est sur ce "quelqu’un" que Jacob lui-même annonce être Dieu… Il y a la main droite sur le cou, soutenant la tête, la main gauche sur la hanche tandis que tout le corps de Jacob bascule sur la cuisse droite. Bien sûr, on sait que la hanche a cédé dans la lutte, que c’est le moment où l’ange le bénit, mais il y a une telle féminité dans la figure de l’ange – qui est censé ne pas avoir de sexe, après tout –, que l’on se demande ce que ces deux personnages font exactement. C’est très troublant et magnifique à la fois, ne trouvez-vous pas ?
— On peut en effet constater une allure très féminine de l’ange, d’une façon générale, dans les représentations de cet épisode faites du XVe au XVIIe siècle, tandis que Jacob a l’apparence d’un vieillard ou au moins d’un homme dans la force de l’âge. Le sentiment érotique de la scène se renforce au XIXe, avec des personnages jeunes aux corps d’athlètes ; l’ange devient alors un éphèbe et Jacob un homme dans toute sa virilité. Le corps à corps est à la fois plus nerveux et plus sensuel. Quand au XVIIIe siècle, il a préféré bouder les sujets religieux et n’a laissé aucun témoignage marquant de cette lutte, précisa Ulrike, sensible à cette tentative de rachat qui semblait sincère.
Elle crédita l’inconnu de son plus beau sourire, ce qui n’était qu’une manière élégante, pensait-elle, de prendre congé. Peut-être y eut-il méprise sur ses intentions car ce fut à cet instant qu’il se jeta à l’eau.
— Puis-je vous proposer de poursuivre cette conversation devant un café ou un thé ?
Ulrike apprécia l’obstination du dragueur, en même temps qu’elle eut envie de s’amuser un peu avec lui comme ses chats le faisaient joyeusement avec une paire de chaussettes roulées en boule. Un café n’engageait à rien, après tout.
Ils traversèrent la pelouse jusqu’à l’Einstein Coffeeshop du Berliner Dom, où ils s’installèrent pour deviser tranquillement devant deux gobelets de café fumant.
— Vous semblez beaucoup aimer cette île, observa Jochen.
— Oui, en effet. J’ai la chance d’avoir des fenêtres dont la vue donne sur le dôme du Bode-Museum où je me rends d’ailleurs assez souvent pour rêver devant les sculptures et tous les trésors de l’art byzantin. En revanche, le Cabinet des médailles m’intéresse beaucoup moins.
Jochen avait conscience de devoir trouver un sujet de conversation dans lequel il serait plus à l’aise. Il ne pouvait continuer ainsi à s’essouffler derrière l’érudition passionnée et un peu pédante de cette femme qui l’attirait de plus en plus. Comment un ignare vient-il à bout d’une citadelle de culture ? se demandait-il.
Tandis qu’elle parlait, Ulrike avait pris le temps d’observer l’homme à la dérobée. Il était un peu plus âgé qu’elle, se laissait gagner par un embonpoint qui lui seyait tout à fait, donnant à sa silhouette quelque chose de rassurant. Elle préférait les rondeurs aux angles saillants, celles-ci étaient plus confortables dans les corps à corps, aussi se prit-elle à rêver d’une fin d’après-midi câline et décida-t-elle de prendre les choses en mains.
— Si nous allions poursuivre cette conversation chez moi ? proposa-t-elle. Le café y est meilleur et je vous montrerai cette fameuse vue de carte postale : la pointe de l’île fendant la Spree telle la proue d’un navire…
Jochen ne sut retenir le sourire fat de l’homme habitué à obtenir ce qu’il veut. Cela fouetta le désir d’Ulrike. Les machos ne lui déplaisaient pas ; s’ils étaient à la hauteur elle adorait se soumettre, s’ils n’y étaient pas elle prenait un plaisir intense à les briser.

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