jeudi 15 août 2013

Fièvres 3/4


C’était le 21 novembre 1980. Les premiers symptômes étaient apparus environs un mois et demi plutôt. J’avais avalé depuis lors une bonne centaine de cachets, offert mes fesses à une demi-douzaine d’injections de cortisone et livré mes bras à de multiples prises de sang. Tout cela sans résultat.
Mon admission se fit en fin d’après-midi. Je fus conduit directement à ma chambre, sans voir de médecin. Le Dr Trébon avait rédigé une lettre à l’attention de son confrère, elle lui serait remise le lendemain matin avant la visite.
C’était une petite chambre pour deux personnes. Chacun disposait d’un lit médicalisé, d’une table de nuit métallique avec un tiroir et deux étagères intégrés, d’une table roulante au plateau inclinable, d’un fauteuil pour visiteur. Un téléviseur était fixé au mur, posé sur un bras articulé qui permettait son orientation.
À l’entrée de la chambre, sur la gauche, un réduit exigu servait de cabinet de toilette. Il comportait un lavabo, un w.-c. et une douche. Au-dessus du lavabo, une unique tablette sur laquelle poser quelques affaires de toilettes. Deux porte-serviettes étaient disposés de part et d’autre. L’un des murs de ce réduit avait été transformé en placard-penderie dont deux portes ouvraient sur la chambre. Le tout était succinct et minimaliste. L’expérience n’était pas nouvelle pour moi, j’avais déjà eu ma part d’hospitalisation par le passé.
Le lit près de la porte était défait, signe qu’il devait être occupé. J’héritais donc de celui qui était situé à côté de la large fenêtre.
Mes affaires furent rangées prestement, je me déshabillais et me retrouvais au lit. J’avais disposé à mon chevet une version de poche en deux volumes de Moby Dick, d’Herman Melville et une autre, également en deux volumes, de Danny Fisher d’Harold Robbins.
Allongé sur le matelas trop dur du lit trop étroit, je fixais le plafond d’un air désespéré. Je ne voulais pas être là, tout en sachant que ma situation n’aurait pas été plus enviable chez moi. D’autant plus que le climat se tendait de plus en plus à la maison, mes parents se rejetant mutuellement la faute sur ce qui m’arrivait.
Ils me laissèrent seul, promettant de prendre des nouvelles au téléphone dans la soirée et de passer le lendemain quand j’aurai vu le médecin.
Quelques minutes plus tard, mon voisin de chambre fit son apparition. C’était un type d’une cinquantaine d’années, squelettique, mal rasé ; assez patibulaire dans l’ensemble.
Après m’avoir jeté un regard et un vague salut, il se jeta sur son lit et alluma une cigarette, dont la fumée bleue emplit progressivement la pièce mal aérée.
Je me fis la réflexion qu’il aurait pu m’en proposer une, histoire d’établir le contact. Mais visiblement il ne se souciait pas d’entretenir la moindre relation avec moi ; il me le signifia en allumant la télévision, dont le volume sonore était réglé trop fort. Décidément, le séjour promettait d’être agréable !
À dix-huit heures, le plateau-repas fut servi, à côté duquel ceux de la cantine scolaire pouvaient passer pour de la grande cuisine. À vingt heures, une infirmière me tendit un thermomètre en me priant de le placer sous mon bras. Elle vint porter le résultat sur la feuille de température à vingt et une heure, en échange d’une tasse de camomille. Et puis j’eus le loisir de dormir, un oreiller sur la tête pour me couper du monde environnant. À six heures, une main vigoureuse me secoua par l’épaule : il était temps de vérifier ma température matinale. « Qui a dit que l’hôpital est un lieu de repos pour les malades ? Qu’on me l’amène et je lui parlerai du pays ! », maugréai-je.
Le petit-déjeuner fut servi vers sept heures et demie. Mauvais café, biscottes cassées, plaquette de beurre fondue, biscuit pour chiens. « D’accord, je plaide coupable si vous me libérez sur parole ! »
Et puis, ce fut l’attente jusqu’à dix heures. Mon voisin avait recommencé à fumer comme un haut-fourneau. Une infirmière avait essayé de lui dire qu’il pourrait aller faire cela dehors, recevant un haussement d’épaules pour toute réponse.
Dix heures, c’était l’heure de la visite. Elle se faisait en deux temps : d’abord l’interne en charge du malade passait constater l’évolution, ensuite le grand patron arrivait avec sa suite d’étudiants pour interroger malade et interne. Cela avait quelque chose de profondément humiliant. On se retrouvait mis à nu, au propre et au figuré, devant une dizaine de personnes des deux sexes, sans aucun égard pour notre pudeur ou notre timidité.
On toqua un coup bref à la porte, puis celle-ci s’ouvrit avant que l’un de nous s’avise d’inviter quiconque à entrer. Et il s’avança vers moi, souriant…
Je le revois très bien. C’était hier à peine… Non pas grand, immense ! Un corps interminable et magnifiquement proportionné, ni trop sec ni trop gras, des bras musclés et couverts de poils bruns comme le dessus de ses mains… Un visage triangulaire qu’illuminaient des yeux noisette très profonds, coiffé d’une chevelure bouclée.
Il portait des sabots blancs, un pantalon de toile blanche, ainsi qu’une sorte de chemise sans manches et sans boutons immaculée sur laquelle était épinglé un badge à son nom. Il se prénommait Fabrice, la suite ne m’intéressait pas, je savais déjà l’essentiel au premier coup d’œil ! « Du calme, s’il t’ausculte le cœur maintenant, tu te retrouves aussi sec en cardiologie ! »
Il m’a tendu la main, s’est présenté. Il était interne et allait me prendre en charge. Il avait avec lui une planchette sur laquelle étaient pincées les feuilles de mon dossier, il les lisait tout en m’interrogeant pour vérifier que tout avait bien été consigné correctement. Il a ensuite vérifié la courbe de température depuis mon admission, constatant que tout allait bien de ce côté, puis il a posé son dossier sur la table roulante au pied du lit, sorti le stéthoscope qui dépassait de sa poche gauche, s’est penché sur moi afin de déboutonner le haut de mon pyjama.
Je pouvais sentir le parfum discret de son eau de toilette. Un truc bon marché mais pas désagréable du tout. J’aimais bien. J’étais prêt à tout aimer bien venant de lui, de toute façon.
Il m’a fait asseoir, a promené l’extrémité froide de son stéthoscope dans mon dos, m’a demandé de tousser, de respirer fort par la bouche, de cesser de respirer. Puis il m’a dit de m’allonger à nouveau et ses mains puissantes ont palpé mon ventre avec délicatesse. Il me regardait pour vérifier mes réactions, s’assurer qu’il ne manquerait pas une éventuelle grimace éphémère.
— Des douleurs génitales ? demanda-t-il de sa voix chaude et enveloppante.
— Non, pas en ce moment…
Et puis la magie s’est arrêtée. Une volée de blouses blanches s’est abattue autour de mon lit. Un petit homme grassouillet et prétentieux s’est exclamé d’une voix nasillarde :
— Alors, qu’avons-nous là ?
Fabrice a récité sa leçon devant le professeur. Celui-ci hochait la tête avec approbation tout en tournant les pages du dossier. À aucun moment il ne m’a porté le moindre regard, puis il a tourné les talons et s’est approché de l’autre lit.
— Bien, on vérifie la courbe de température, on fait un prélèvement sanguin et si ça remonte on prévoit une hémoculture immédiate… Quant à vous, rien à dire, vous sortez ce matin comme convenu. Bonne continuation !
Déjà, il n’était plus là. Envolé avec sa suite, Fabrice compris.

À partir de cet instant et pendant les trois semaines qui suivirent, je n’ai vécu que dans l’attente des visites du bel interne, le plus souvent assis sur mon lit occupé à faire des réussites comme si le fait de les mener à terme pouvait le faire revenir plus vite.
Il y avait la visite du matin, mais il faisait aussi de brèves apparitions au cours de son service pour vérifier que tout allait bien.
Je pensais à la chanson de Dalida :

Quand il s’est approché de moi
J’aurais donné n’importe quoi
Pour le séduire


Le voir entrer dans la chambre m’apportait une bouffée de joie et d’optimisme. Je me demandais comment cela ne faisait pas remonter ma température tellement je sentais une sorte d’émoi physique dans tout mon corps.
La porte de la chambre restant souvent ouverte, le simple fait de le voir passer d’un pas rapide dans le couloir me procurait un bonheur inouï. Je n’aurais pas su dire pourquoi…

Mon compagnon de chambre parti, je restais seul vingt-quatre heures avant que l’on vienne m’annoncer qu’on m’en attribuait un nouveau.
C’était un jeune garçon de quinze ans qui avait attrapé une maladie nosocomiale à la suite d’une intervention bénigne, le tout s’étant transformé en syndrome méningé.
On intervertit les lits afin que le garçon puisse se trouver à ma place, de sorte qu’il ne soit pas importuné par le passage de mes visiteurs et puisse être isolé au fond de la pièce. Toutefois, je devais être rassuré, sa pathologie n’était pas contagieuse.
Luc était effectivement dans un sale état ! Alité depuis des semaines, il était couvert d’escarres et faisait l’objet de soins constants. Il gardait néanmoins le moral et nous blaguions beaucoup ensemble quand il n’était pas dans les vapes.
Quand elles lui faisaient sa toilette ou lui passaient le bassin, les infirmières me demandaient de me tourner de l’autre côté du lit, puisque j’avais pour consigne de ne pas quitter celui-ci.
La présence de Luc apportait beaucoup d’animation dans la chambre car son manque d’autonomie en faisait un petit tyran pour le personnel. Cette agitation me distrayait un peu de la platitude de mon propre quotidien. Pour moi, il ne se passait strictement rien. Le germe restait indécelable et la température stable.
Au fond, je n’acceptais mon sort ici que parce que celui-ci était rythmé par les apparitions de Fabrice qui généraient chez moi des phantasmes de plus en plus précis.
Le seul incident notable eut lieu à la moitié de mon séjour. Il fut la conséquence de la visite que me rendit Helena, un mercredi après-midi.
Son apparition bouleversa le train-train de la chambre. Il était amusant de voir avec quelle rapidité Luc s’enflamma pour mon amie, qui avait son âge, et comme elle entrait dans ce jeu de séduction. Ce fut un moment hilarant et trépidant. Mais après l’avoir raccompagnée jusqu’à la porte du bâtiment, je fus pris de vertiges en regagnant la chambre. M’allongeant à grand-peine sur le lit, je pris ma température et constatais que celle-ci dépassait les 40° de quelque dixièmes.
Je sonnais l’infirmière. Celle-ci était occupée et tarda à venir. Quand elle fut là, je lui tendis le thermomètre, elle nota l’indication sur la feuille, secoua l’objet pour en faire redescendre le mercure et me le retendit pour un contrôle. Elle resta au pied du lit dans l’attente du verdict : 36,5 °.
Fabrice apparut en fin d’après-midi et me demanda ce qui s’était passé. Je lui répondis qu’il n’y avait rien eu de spécial, que j’avais quitté le lit pour raccompagner une copine à la porte et que je m’étais senti mal en regagnant mon lit. C’était logique, le Dr Trébon avait bien dit que les épisodes fiévreux étaient contenus par l’inactivité physique.
Ce soir-là, Luc me posa une devinette qui me fit froid dans le dos.
— Sais-tu ce qu’on appelle un gentleman en Grèce ?
— Non, c’est quoi ?
— Un type qui fait la cour à une fille pendant un mois avant de sortir avec son frère !
Je pensais à Helena et Stavros. Ce petit crétin cherchait-il à me dire quelque chose avec sa blague à deux balles ?

Il y eut encore quinze jours de calme plat, puis mes parents furent convoqués chez le ponte du service.
Ils en revinrent estomaqués. Ce dernier leur avait affirmé que je n’avais rien, que j’étais un simulateur, qu’il avait une nièce dans mon genre et avait dit à son père que la seule médication possible était un grand coup de pied au cul le matin pour démarrer la journée. Il serait bon d’en faire autant avec moi. Je pouvais, ou plus exactement je devais sortir dès le lendemain matin.
Ils me rapportèrent cette conversation avant de rentrer à la maison, tant ils étaient bouleversés par ce qu’ils venaient d’entendre. Fort heureusement, ils avaient pu constater mon état ces derniers mois, voir par eux-mêmes la fièvre faire du yo-yo, éponger mes suées…
Le lendemain matin, lorsqu’arriva la troupe de blouses blanches pour la visite de dix heures, j’apostrophais le mandarin.
— Alors, on vient me décerner le premier prix du Conservatoire ?
Il parut interloqué et ne répondit pas.
— Au moins un accessit, tout de même ! Jouer la comédie de la fièvre de Malte pendant des mois, c’est pas mal non ?
Il eut un air pincé, tourna les talons et quitta la chambre sans un mot, escorté de sa suite.
Fabrice s’attarda quelques secondes. Il me regardait en souriant des lèvres et des yeux. Il semblait apprécier la façon dont j’avais dit le fond de ma pensée à son boss. Mais il est parti rejoindre les autres et…

Déjà vaincu, je retrouvais
Ma solitude

J’aurais voulu le retenir
Pourtant je l’ai laissé partir
Sans faire un geste…

 
Avant de m’emmener, me parents furent priés de passer voir le chef de service. Ils furent reçus par un autre homme que la veille. Celui-ci leur expliqua qu’ils n’avaient vu que son adjoint jusqu’à présent car lui-même était en tournée en Afrique ces dernières semaines. Il prit le temps de leur expliquer le contraire de ce qu’ils avaient entendu quelques heures plus tôt. Le fait que le germe n’ait pas pu être isolé ne prouvait ni son absence ni une simulation quelconque. La médecine n’avait malheureusement pas réponse à tout, il arrivait qu’elle soit impuissante et il était normal de l’admettre. Il fallait continuer la surveillance médicale, même si l’hospitalisation ne se justifiait pas. Il resterait en contracte avec mon médecin traitant.
Ce n’étaient pas à proprement parler des excuses, mais cela pouvait en tenir lieu tout de même.

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