vendredi 16 août 2013

Fièvres 4/4


Comme l’avait prévu le Dr Trébon, mon passage à l’hôpital n’avait rien apporté de nouveau ou de concret. Ce long repos donna l’illusion que tout était rentré dans l’ordre, au moins quelques jours. Puis la fièvre refit son apparition, accompagnée de son cortège de vertiges et autres désagréments.
Il y eut des moments meilleurs que d’autres. Il m’arrivait d’aller au lycée pour deux ou trois jours, parfois deux semaines consécutives, mais tout cela restait aléatoire.
Afin de me pousser à réagir, lorsque j’étais arrêté, je me forçais à sortir quelques heures dans la journée. Le but de mes balades était toujours le même, je me rendais chez les Delenikas. J’y retrouvais Helena dans les bras de l’heureux élu du moment ou bien je partais en expédition avec Stavros.
Nous allions souvent rendre visite aux frères Dubois. Pierre et Cédric. Pierre avait notre âge, c’était un garçon longiligne, à l’abondante chevelure brune lui tombant sur les épaules. Cédric avait à peine quinze ans, il était plus petit que son frère et plus frêle encore si c’était possible. L’aîné se shootait à l’héroïne et entraînait parfois Stavros dans des réunions plutôt glauques pour ce qu’il m’en disait, le cadet était accroc à l’éther. Il y avait sous son lit un amoncellement de fioles vides qui dégageaient encore des effluves écœurants. Cédric était toujours fourré avec Paolo, son âme damnée, une sorte d’angelot blond et magnifique dont le cerveau était déjà irrémédiablement rongé par l’inhalation répétée de ces vapeurs assassines.
Pierre traînait beaucoup à la ville voisine, il nous racontait comment il avait été abordé un jour par un vieux bonhomme qui lui avait offert une forte somme pour s’habiller en femme et comment il avait pris goût à cet argent facile. Il n’en disait pas plus, par pudeur et parce qu’il se considérait comme un hétéro pur et dur, mais nous savions bien que sa prestation ne s’arrêtait pas au travestissement.
Un jour que nous étions passés le voir et qu’il était absent, les deux jeunes avaient essayé de nous soutirer de quoi se procurer leur flacon quotidien. La scène était pathétique et me révolta. J’avais vingt centimes dans la poche et les jetais par terre. Paolo se précipita à quatre pattes pour les récupérer.
— Pauvre minable, regarde-toi ! m’écriais-je, révolté.
Stavros et moi dégringolâmes le vieil escalier branlant à toute vitesse pour nous éloigner de cette tristesse. Mais Paolo s’était élancé derrière nous. Parvenus dans la courette de l’immeuble, il se précipita sur moi.
— Pourquoi tu ne m’aimes pas ? pleurnicha-t-il en se jetant dans mes bras et m’étreignant comme un noyer l’aurait fait d’une bouée de sauvetage.
J’étais désemparé. J’eus honte du geste mesquin que j’avais eu plus tôt. Et davantage de cette situation embarrassante dans laquelle il me mettait. Instinctivement, j’aurais voulu plonger ma main dans ses cheveux, baiser ses yeux et sa bouche, le rassurer, lui dire que je ne le détestais pas – bien au contraire ! – et que c’était pour cela que je me montrais dur avec lui. Mais la peur l’emporta plus encore que le dégoût et je suivis Stavros qui me tirait par le bras.

Au mois de juin, je me présentais à l’épreuve écrite du bac philo et tombais sur un sujet qui m’inspira particulièrement. Cela semblait plutôt bien engagé. Malheureusement, pour l’épreuve orale je restais cloué au lit et il me fallut attendre la session de septembre.
Puis, ce fut l’été, les vacances. Il ne fut pas question pour moi de retourner travailler comme l’année précédente. Je partis me mettre au vert à la campagne. Quitte à couver la fièvre de Malte, autant remonter directement à la source, me disais-je.
Ce furent de bonnes vacances. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où je passais mon temps à me reposer, bouquinant ou faisant la sieste à l’ombre d’un chêne centenaire.
Dans la famille, on était assez incrédule sur ce qui m’arrivait. L’admettre aurait été reconnaître en même temps une certaine responsabilité puisque, selon toute probabilité, c’était dans la bergerie que j’avais contracté le germe. On n’avait entendu parler récemment dans les environs que du cas d’un vétérinaire obligé d’abandonner son activité professionnelle après avoir contracté une forme particulièrement mauvaise de la maladie à partir d’une souche bovine. Encore, certaines mauvaises langues prétendaient-elles qu’il ne s’agissait là que d’une maladie diplomatique destinée à cacher le fait que l’homme avait mis la clef sous la porte pour échapper à la curiosité de la gendarmerie qui le soupçonnait de trafic de médicaments. Les coins reculés de nos campagnes sont souvent le théâtre de bien des ragots.
Il y eut la seconde fenaison, les moissons, la cueillette des haricots, l’arrachage des pommes de terre. Les noisettes seraient bientôt mûres sur l’arbre, ce qui signifiait l’arrivée de septembre et pour moi le retour vers la ville.
J’abordais la Terminale plein d’un nouvel entrain. Cependant il ne fallut pas longtemps avant que se produise une nouvelle rechute. Le cycle infernal reprit et je dus faire appel à des cours par correspondance pour tenter de combler le retard qui s’accumulait dans mes études, compromettant le baccalauréat qui se profilait à grands pas.
J’avais repris mes déambulations en compagnie de Stavros ou d’Helena lorsqu’elle était disponible.
J’aimais sincèrement Helena, sans pour autant éprouver le moindre désir à son endroit. Je crois que j’avais parfaitement conscience de la comédie que je me jouais à moi-même, je savais parfaitement que je ne m’intéressais à cette fille que dans la mesure où elle était déjà prise par ailleurs. Quelle panique aurait été la mienne si elle s’était avisée de répondre à des avances qui n’en étaient pas vraiment !
Je menais une vie bizarre, oisive le plus souvent. Je bûchais mes cours par correspondance sans grande conviction, ce qui ne laissait guère d’illusion à mes parents sur l’issue de l’examen de fin d’année. En quoi ils avaient tort puisque j’obtins le bac avec une vingtaine de points d’avance sans avoir besoin de recourir à l’oral de rattrapage. Premier d’une classe dans laquelle je n’avais pas souvent mis les pieds en deux ans ! La section choisie ne possédant pas de mention, cette avance confortable fut en quelque sorte un satisfecit pour tout le monde.
Je décidais de quitter la ville et la région pour poursuivre des études de droit à Montpellier. Le Dr Trébon m’expliqua qu’il était tout à fait possible que le changement de climat suffise à mettre un terme à mes ennuis de santé et c’est ce qui advint.
Je ne le revis que deux ans plus tard, un soir que j’étais de passage dans ma famille. J’allais lui rendre visite pour lui demander de l’aide. Je ne dormais plus, ressassais des idées morbides, il me fallait de l’aide.
J’étais devenu suicidaire au début de l’adolescence et il n’est pas exclu que mes fièvres et les délires qu’elles occasionnèrent aggravèrent cet état.
Il sembla impressionné par ma mine décomposée, fouilla dans son armoire à pharmacie et me tendit un tube de Lexomil en m’indiquant la posologie, puis me conseilla d’aller consulter un de ses confrères sans tarder en rentrant à Montpellier.

Plus tard, il y eut cette stupide partie de campagne entre étudiants, dans une petite auberge en bord de rivière. Un menu délicieux pour une soirée atroce…
Je connaissais le patron de vue, pour l’avoir croisé sur des lieux de drague. Il s’appelait Gilbert ; c’était un petit homme bedonnant dont la barbe fournie avait quelque chose d’insolite chez ce personnage qui n’était par ailleurs qu’efféminement.
L’œil à tout, il avait remarqué que je n’allais pas très bien, semblant distant et détaché de l’ambiance survoltée qui régnait autour de l’immense tablée. En hôte expérimenté, veillant à ce que chacun prenne plaisir à fréquenter son établissement, il s’était approché de moi et m’avait resservi d’autorité une queue de langouste en s’écriant : « Tien, prends une autre queue, ça ne fait jamais de mal ! » et tout le monde avait ri. Moi aussi.
Plus tard, au milieu du repas, je m’étais éclipsé. J’étais sorti dans le jardin où j’avais fait quelques pas en regardant le ciel étoilé, la lune pleine, puis j’avais marché sur la route, jusqu’au pont.
Et j’ai enjambé le parapet…
 

Toulouse,
7 au 12 août 2013

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