mercredi 28 août 2013

Avec vue sur la vie 2/5

II
MARINETTE
(1922-     )
 

Ce fut un triste anniversaire que celui des dix-huit ans de Marinette, ce 18 juin 1940. La date deviendrait célèbre en référence à l’appel lancé par le Général de Gaulle à la BBC vers vingt heures, qu’elle n’entendit pas ; mais pour elle, comme pour beaucoup de Normands, cela resterait avant tout le jour de l’entrée de l’armée Allemande à Caen, dès six heures du matin, venant de Falaise. L’occupation commençait, qui allait durer quatre longues années. La jeune fille aurait rêvé d’un autre cadeau !
Elle avait vu le jour en 1922, dans un petit village du bocage normand, troisième enfant d’un couple de fermiers modestes. Son enfance avait été heureuse et sans histoire ; elle était allée à l’école pour apprendre les bases, avec une assiduité qui suivait le rythme des saisons et les besoins de bras à la ferme.
Depuis deux ans, tout cela était derrière elle car elle avait été placée à l’Auberge du Père Guilhaume, où elle était corvéable à merci en même temps que traitée avec la bonhomie paternaliste qui était la marque de son patron.
Marinette ne se plaignait pas, son sort n’était au fond pas si mauvais que cela. Son frère aîné était encore à la ferme sous la tutelle du père, la cadette travaillait à la fabrication de fromage dans une laiterie dont la seule évocation l’écœurait. La jeune fille s’en tirait donc à bon compte.
L’auberge avait bonne réputation, elle accueillait beaucoup de représentants de commerce qui se donnaient l’adresse de bouche-à-oreille, il s’y organisait aussi des repas de famille pour les occasions importantes d’une vie, du baptême jusqu’aux obsèques. Et puis, il y avait aussi les dîners de deux couverts, ceux des amours plus ou moins légitimes qui se poursuivaient souvent dans l’une des trois chambres de l’étage…
L’établissement était également celui où les ouvriers venaient boire une chopine en jouant aux cartes à l’heure de l’apéritif. Les affaires marchaient bien, il y avait du travail. Marinette se sentait en sécurité, elle n’aurait pas à rejoindre sa sœur dans l’enfer du lait caillé. C’est en tout cas ce qu’elle avait pensé jusqu’à ces derniers mois. Maintenant, avec les Boches un peu partout, qui pouvait prévoir de quoi demain serait fait ?

L’Occupation fut un réveil brutal après une guerre qui n’avait été au fond qu’une longue période d’attente. Marinette ne s’était jamais intéressée à la politique, se contentant de subir les événements sur lesquels elle savait n’avoir aucune prise ; c’est dans cet état d’esprit qu’elle aborda cette longue période au cours de laquelle les choses allèrent de mal en pis.
Au début, mis à part l’omniprésence des troupes allemandes partout où portait le regard, le bruit des convois interminables, les cris, le cliquetis des armes, la vie ne semblait pas si différentes que cela. L’Auberge continuait à tourner cahin-caha, dans une routine à peine troublée.
Puis, à la fin de l’été, il y eut du remue-ménage dans la cour. Une douzaine d’hommes en armes arrivèrent, hurlant des ordres incompréhensibles. Ils entrèrent dans l’établissement, fouillèrent sans trop de ménagement jusqu’à l’arrivée d’un gradé.
Celui-ci informa le Père Guilhaume que le Generalleutnant Hermann Böttcher, commandant des troupes d'occupation pour l'arrondissement de Caen, avait entendu parler de sa table par l’un de ses amis français et avait décidé de venir y traiter quelques convives ce jour même à midi. L’endroit était donc réquisitionné à cette fin. Il s’exprimait dans un français correct mais parfois rendu inintelligible par un accent qui semblait hacher les phrases au fur et à mesure qu’elles sortaient de sa bouche.
Le Père Guilhaume n’en menait pas large. Il n’aimait pas beaucoup les Allemands, il les avait assez combattus un quart de siècle plus tôt pour ne pas se sentir d’affinités particulières avec eux. Cependant, il était flatté qu’on vienne ainsi vérifier la qualité de sa cuisine en pleine guerre.
À l’heure dite, quatre hommes en grand uniforme firent leur entrée. Celui qui semblait le plus gradé s’adressa à lui en allemand, dans un long monologue, et fut manifestement enchanté de l’ahurissement qui était manifestement le sien. Visiblement, on venait de s’assurer qu’il ne comprenait pas un mot d’allemand et que la discussion au cours du repas resterait confidentielle.
À la fin des agapes, les compliments furent unanimes et sincères. Sans le vouloir, le Père Guilhaume venait de s’assurer une nouvelle clientèle, qui de plus avait les moyens.
Les moyens, c’est ce dont beaucoup allaient manquer de plus en plus au fil des mois. En octobre, les cartes de rationnement pour les produits de base tels que pain, viande, pâtes et sucre furent mises en circulation, venant compléter les mesures prises dès le début mars sur la viande. Le 30 de ce même mois, les restaurateurs reçurent obligation d’exiger les tickets d’alimentation correspondant aux repas qu’ils servaient.
Deux mois plus tard, les autorités exigèrent la déclaration obligatoire des stocks de pommes de terre supérieurs à 25 kg. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase à l’Auberge. Les affaires n’allaient pas très bien, il n’était pas question de risquer la réquisition d’une partie du stock ! Ce fut un premier pas non vers la Résistance mais vers les petits arrangements qui rapportent.
La vie suivit son cours chaotique. La perte d’une partie de la clientèle habituelle fut compensée par l’arrivée d’une nouvelle pratique, faite de militaires allemands et de Français qui semblaient venir traiter ici leurs affaires avec les premiers.
Le Père Guilhaume apprit la débrouillardise, il avait toujours de quoi satisfaire les meilleurs appétits en quantité suffisante, il suffisait d’y mettre le prix. La pénurie n’était pas près de s’arranger. Le 23 juin 1941, le préfet du Calvados dut informer les populations que la ration de viande serait descendue à 150 g par personnes jusqu’à la fin du mois suivant car le bétail manquait dans le pays tout entier. Il fallait se montrer solidaire avec le reste des Français, le fait de résider dans un département d’élevage ne justifiait en rien un meilleur traitement. À l’auberge, la viande ne manquait jamais…
Début août, après une forte hausse, ce fut au tour du tabac de rejoindre la liste des denrées soumises à la présentation d’une carte.
Le marché noir prenait de l’ampleur. En septembre, un trafiquant fut arrêté en gare de Caen. En quarante-cinq jours, il avait envoyé trois tonnes de beurre dans des malles étiquetées “linges et pièces mécaniques”.
Et le 20 octobre 1941, un pas supplémentaire fut franchi avec la création d’une “zone côtière interdite” dans le Calvados, qui n’était qu’un maillon du Mur de l’Atlantique.
L’hystérie des contrôles rendait tout de plus en plus compliqué. Mais l’arrivée de nouvelles troupes fut aussi une aubaine pour les affaires de l’auberge dont les trois chambres de l’étage avaient été supprimées, cloisons abattues, pour créer une salle à manger supplémentaire destinée à la clientèle occupante et collaborationniste. Là-haut, on ne prenait ni cartes ni tickets.

Marinette travaillait sans se poser de questions. Elle obéissait aux ordres en baissant la tête en signe d’allégeance. Le plus terrible pour elle était de supporter les mains baladeuses et les claques sur les fesses des soldats éméchés, sans pouvoir réagir ou manifester le moindre courroux.
Et puis, le soir du réveillon de la saint sylvestre, alors qu’une fois de plus elle devait subir pareille humiliation, il y eut un incident. Un civil saisit le bras de l’hauptmann au moment où celui-ci allait réitérer son geste. Il y eut un flottement, les convives retinrent leur souffle devant un tel affront. Mais l’Allemand éclata de rire.
— Ah ! Charles ! Cette petite vous intéresse donc ? Eh bien elle est à vous, c’est mon cadeau du nouvel an… Contre une caisse supplémentaire de votre excellent cognac ! dit-il en se tapant sur la cuisse, fier de sa diatribe.
Charles fit signe à Marinette de s’éclipser et le Père Guilhaume envoya une autre serveuse assurer le service à cette table pour la fin de la soirée. Il n’avait rien manqué de l’incident et ne tenait pas à ce que les choses dégénèrent.
Au petit matin, en quittant l’établissement, Charles glissa un billet dans la main de l’aubergiste.
— Vous donnerez ceci à la jeune serveuse du début de soirée, en lui présentant les excuses de ce gougeât… Je viendrai bientôt vérifier moi-même que vous le lui avez remis, ajouta-t-il avec un petit sourire ironique.
Ce n’était pas une simple rodomontade. Deux jours plus tard, il était là de nouveau. Seul.
— J’ai fait votre commission, annonça le Père Guilhaume.
— Je n’en doute pas, mon ami !
— Voulez-vous que je vous appelle Marinette ?
— Plus tard. Pour le moment, c’est à vous que je veux parler, répondit-il en lui faisant signe de se mettre à l’écart pour n’être pas entendu des clients qui tapaient le carton à côté du bar.
Charles était en Normandie pour affaire et quelque chose lui disait que cet aubergiste-là pouvait devenir l’un des maillons du système qu’il mettait sur pied. Il l’attaqua donc bille en tête sur la modestie de sa cave, lui faisant miroiter la possibilité de l’approvisionner avec quelques grands crus souvent millésimés ainsi que de vieilles liqueurs à réveiller les morts.
Méfiant de nature, l’aubergiste ne laissait rien voir du fond de sa pensée. Il aurait aimé en savoir plus sur cet homme qui semblait assez familier avec l’hauptmann de la veille pour lui intimer de cesser d’importuner une petite serveuse de campagne.
— Si cela vous intéresse, je vous porterai quelques échantillons. Vous n’aurez qu’à les servir à la table de Böttcher la semaine prochaine, ses compliments vous rassureront sur la qualité exceptionnelle des vins dont je vous parle et que seuls des palais habitués peuvent apprécier à leur juste valeur.
C’est ainsi que, lorsqu’il était dans la région, Charles devint un habitué de l’Auberge du Père Guilhaume où il apprit à joindre l’utile à l’agréable, faisant des affaires florissantes avec le patron et lutinant la serveuse, à laquelle il finit par réellement s’attacher au point de la demander en mariage au printemps 1943.

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