jeudi 29 août 2013

Avec vue sur la vie 3/5

III
AUGUSTE
(1890-1944)


À la fin juin 1940, Charles avait suivi la caravane des autorités française jusqu’à Vichy où il continua à apporter les menus services qui l’avaient vite rendu indispensable à Bordeaux.
Il se rendait aussi fréquemment à Clermont-Ferrand où s’était installé provisoirement un autre centre de pouvoir, celui de la presse, avant de se transporter à Lyon.
Alors qu’il pénétrait dans l’immeuble de La Montagne, il y avait croisé dans les escaliers une petite brune de vingt-quatre ans qui venait là déposer un conte à la rédaction de Paris-Soir qui avait trouvé refuge dans les locaux du journal régional. Petite, râblée, chevelure épaisse, sourire carnassier aux larges dents bien plantées, tout lui avait plu chez cette femme, y compris ce soupçon d’exotisme indéfinissable dans le teint. Il avait fait demi-tour et l’avait abordé alors qu’elle gagnait la rue.
L’amadouer n’avait pas été facile ; cependant il vint à bout de la citadelle avec beaucoup d’humour. Ils firent, ce jour-là et les semaines suivantes, un petit bout de chemin ensemble. Ils partageaient une même attirance pour les hommes de pouvoirs et la sécurité qu’ils pouvaient en retirer pour eux-mêmes. La jeune femme avait travaillé dans le milieu du cinéma comme script-girl avant que la guerre ne vienne stopper net ce premier élan d’une jeune carrière.
Lorsqu’elle suivit la rédaction de Paris-Soir à Lyon, Charles tira un trait sur cette plaisante aventure et se consacra tout entier à ses affaires florissantes.
Les contacts noués à Vichy et Clermont-Ferrand lui ouvrirent des débouchés sur la capitale et il ne tarda pas à intriguer pour obtenir les laissez-passer nécessaires au franchissement de la ligne de démarcation entre les deux zones.
Muni de quelques recommandations et retrouvant à Paris d’anciens amis du temps de son séjour en Allemagne, il n’eut plus qu’à poser les jalons d’une collaboration sinon politique du moins commerciale.
Mondain, plein d’entregent, Charles sut se faire connaître des bonnes personnes. Son réseau de clientèle s’agrandit considérablement en même temps que son territoire d’intervention. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé le soir du réveillon à souper à l’Auberge du Père Guilhaume, avec qui il entra en affaires dès le surlendemain.

Auguste Guilhaume était né en 1890 sur la commune de Mézidon. Il y avait grandi tranquillement entre une mère et une grand-mère fines cuisinières qui lui avaient donné la passion des plats du terroir. Il avait toujours souhaité en faire plus tard son métier, mais la guerre de 14-18 avait perturbé les plans trop simples qu’il avait tirés. Il fut néanmoins affecté à la roulante de son bataillon. C’était loin de la cuisine dont il avait rêvé, cependant c’était toujours mieux que rien.
À son retour du front, Auguste eut la chance de trouver une place dans une petite auberge que tenait une veuve de fraîche date. Elle avait besoin d’un homme qui sache ce qu’était une cuisine et faire le marché correctement afin de la seconder. À vingt-huit ans, ce jeune homme vigoureux et travailleur sut se faire une place dans la maison, puis dans le lit de la patronne. Ils se marièrent après quelques années, parce que la décence exigeait un délai minimum de viduité. Quelques semaines plus tard, la mariée était enceinte. Tout allait pour le mieux dans cette nouvelle vie qui correspondait aux rêves que le petit garçon de Mézidon avait échafaudés tout au long de son enfance. Et puis le destin se fit adverse, la mère et l’enfant moururent à l’accouchement.
Auguste demeurait seul. Il lui restait l’essentiel : une cuisine sur laquelle régner et faire éclater son talent grâce aux petits trucs de famille qu’il avait patiemment appris dans les jupes des deux maîtresses femmes qui l’avaient élevé.
Il avait développé son affaire au fil des années, faisant les travaux d’embellissement nécessaire avec un goût sûr : l’ensemble était discret, sans tape à l’œil ; il fallait que chacun se sente ici chez lui tout en appréciant cette différence infime qui faisait qu’il n’y était pas vraiment.
Auguste devint une sorte d’exemple pour beaucoup dans le canton. Le temps passant, on le voyait rester fidèle à la femme qu’il avait épousée et perdue en si peu de temps.
Fidèle, il le fut en ne se remariant pas. Pour le reste, certaines filles de fermes auraient pu en dire long sur ses prouesses amoureuses, mais quand on est un peu trop jeune et que l’on tient à préserver sa réputation pour trouver un mari plus tard, on évite de se répandre sur ses propres frasques avec un homme bien plus âgé !
L’auberge était un lieu sacré à ses yeux, aussi n’eût-il jamais le moindre geste déplacé pour l’une ou l’autre des serveuses qu’il embaucha. Moins encore pour Marinette qui était un cœur pur en même temps sans doute que la meilleure des employées qui étaient passées dans la maison.
Lorsque survinrent la guerre et l’Occupation, le Père Guilhaume – ainsi qu’on l’appelait couramment en référence à l’enseigne de son auberge –, était un quinquagénaire paisible. Il lui arrivait parfois de piquer un coup de gueule s’il avait forcé sur le cidre ou le calvados d’après repas, mais c’était avant tout ce qu’il est convenu d’appeler une bonne pâte.
Les événements modifièrent cependant considérablement sa vision des choses. Les restrictions imposées en toutes choses lui étaient une sorte d’affront personnel. Comment pouvait-il continuer à satisfaire sa clientèle et à honorer son exigence de qualité si on l’empêchait de s’approvisionner correctement ? Sans compter la taxe supplémentaire, calculée sur le foncier, qui avait été instaurée pour payer l’amende imposée par les Allemands !
Petit à petit, Auguste avait basculé vers le système D. La débrouille chère aux Français. Et puis, il avait plongé complètement dans le marché noir. Sa cave était pleine de réserves mirobolantes. Ce n’était pas très risqué, il était protégé de fait par sa clientèle. Quel policier français aurait eu le culot de venir perquisitionner l’endroit quand le gratin de l’armée d’occupation déjeunait, dînait ou soupait à l’étage ? Quant à l’occupant, quel aurait été son intérêt de mettre un terme au trafic qui lui permettait de manger à une table excellente ?
Bien sûr, il y eut des jalousies. Elles étaient sans doute légitimes, car il n’était pas facile de voir certains s’en “mettre plein la lampe” quand on crevait de faim chez soi. Mais Auguste ne pouvait rien au malheur des autres, aussi se contentait-il d’essayer de faire son propre bonheur. Et son bonheur était avant tout de satisfaire sa passion de la bonne cuisine.

Lorsqu’il vit apparaître Charles au début janvier 1942, il fit intérieurement la grimace. Il y avait quelque chose de déplaisant chez ce gandin de trente-cinq ans, vêtu de costumes coûteux, les cheveux coiffés à l’embusqué et luisant de Gomina. Il n’aima pas le voir tourner autour de Marinette. Ce n’était pas le genre de garçon qu’il fallait à la jeune fille pour laquelle il s’était pris d’une affection particulière. Sur le tard, il ressentait un manque de cette fille qui n’avait pas vécu et à qui il aurait pu transmettre ce qu’il avait construit et ce qu’il était en train d’amasser.
Avant de lui céder, Marinette résista longtemps aux avances de Charles. Sans doute cette attitude fut-elle le moteur de l’obstination du jeune homme qui n’avait guère l’habitude que l’on se refuse ainsi à lui. Pendant des mois, il fit le siège de cette gamine – après tout, elle avait à peine vingt ans ! – en venant se restaurer à l’auberge chaque fois qu’il était dans la région. Il lui glissait quelques madrigaux bien sentis pendant le service et s’amusait de la légère rougeur qui semblait illuminer ses pommettes tandis qu’elle s’efforçait de ne pas répondre et rester distante et professionnelle ainsi qu’on lui avait appris à se comporter avec la clientèle.
En revanche, lorsqu’au printemps 1943 Charles s’enhardit à la demander en mariage, la réponse fut claire et spontanée : il n’en était pas question ! Marinette refusait que ses noces aient lieu sous le joug des Allemands. Ils n’allaient pas rester là une éternité, on attendrait qu’ils aient levé le camp.
— Et s’ils ne s’en vont pas ? demanda-t-il mi-amusé, mi-sérieux.
— Alors pas de mariage !
Charles ne sut pas le bonheur qu’il procura à Auguste en lui racontant cette scène pour se moquer de la jeune fille. L’aubergiste en fut soulagé. Il avait l’intuition que ce type allait faire leur malheur à tous, que Marinette le rejette aussi fermement était plutôt de bon augure.
Mais s’il ne l’aimait pas, le Normand faisait néanmoins des affaires juteuses avec le Bordelais. Celui-ci lui avait permis de constituer une cave exceptionnelle dont raffolait sa riche clientèle.

La guerre prenait lentement un tour nouveau. Le 11 novembre 1942, les Allemands et leurs alliés italiens franchissaient la ligne de démarcation et envahissaient la zone libre en représailles au débarquement allié en Afrique du Nord.
Les bombardements de villes françaises par les alliés s’intensifièrent à partir de cette même année 42. Caen n’était pas épargné à cause de la présence de l’usine de la Société métallurgique de Normandie. Les alertes aériennes se multiplièrent et le 30 mai 1943, à 3 h 55 du matin, Caen enregistrait sa quatre-vingt-septième. Le 20 août de cette année-là, une nouvelle brimade fut imposée par l’occupant : le recensement de toutes les bicyclettes. Désormais, nul ne pouvait circuler à vélo sans avoir le récépissé délivré par la mairie.
Et puis ce fut 1944. Même les plus timorés ne pouvaient ignorer les rumeurs annonçant un débarquement prochain et l’inversion du cours des choses. Bien sûr, personne n’aurait valablement pensé que les alliés délivreraient le pays en passant par la Normandie. La Provence semblait un meilleur pronostic. Même les bombardements intensifs à partir du mois de mars sur Caen ne suffisaient pas à entretenir cette idée.
Toutefois, la fin était proche ; cela était certain !
Auguste commença à recevoir des petits paquets par la poste, qui contenaient tous un cercueil miniature à son nom, sans davantage d’explications. Il ne comprenait pas ce qu’on lui reprochait, mais cela n’empêchait pas la peur de s’installer. Il était peut-être temps de partir ? Cependant c’était pour lui un véritable crève-cœur que de quitter cet endroit où il avait passé les plus belles années de sa vie.
Sa décision fut prise au soir du 6 juin, quelques heures après que les troupes alliées aient posé le pied sur les plages de la Manche.
Il fit venir Marinette et lui tendit les clefs de l’Auberge.
— Je vais devoir partir, petite. Voici les clefs de la maison. Désormais elle est à toi. Tout est arrangé avec Charles, les papiers sont en règle chez le notaire.
La jeune fille regarda le trousseau de clefs, incapable de dire le moindre mot. Auguste en profita pour s’éclipser, muni de deux lourdes valises. Il n’aimait guère les effusions.

Deux jours plus tard, on retrouva son cadavre dans un fossé, à quelques centaines de mètres de l’Auberge. Près de lui, il ne restait plus qu’une valise, celle qui contenait son linge…

Aucun commentaire: