dimanche 5 mai 2013

Fin tragique 2/3

II
LA RÉFLEXION

Il range sa voiture le long du trottoir, à quelques mètres du bureau de tabac. C’est une 206 coupé cabriolet pack sport de couleur métal argenté, aux fauteuils de cuir noir et rouge, qu’il entretient avec un soin maniaque, ce qui explique que le véhicule passe encore pour neuf malgré les années et les milliers de kilomètres.
Avant de descendre, il hésite puis se résout à refermer la toiture. Ce 19 avril est la plus belle journée qu’il y ait eue depuis l’été dernier, mais le temps a tellement tendance à changer rapidement en ce moment, qu’il préfère ne pas tenter le diable.
Au moment où il quitte son véhicule, il entend simultanément un moteur s’emballer et des sirènes de police et d’ambulance. Une voiture le frôle avant de disparaître et il croit que le conducteur a été surpris par le déferlement de véhicules de secours qui déboulent à sa suite en direction du centre hospitalier tout proche. Il n’imagine pas une seconde qu’il vient d’échapper à une première tentative d’assassinat. Tout s’est déroulé si vite qu’il est même incapable de dire si c’était un homme ou une femme qui était au volant. D’ailleurs, il se désintéresse de l’incident aussi vite, pour se diriger vers le bar-tabac dans lequel il entre sans se retourner.
Il prend place au comptoir, sur un tabouret haut, et commande un Blanc-cass et un paquet de cigarettes. Lorsque le barman lui sert son verre, il ne peut s’empêcher de repenser à la voix chaude de Serge Reggiani, chantant La Putain. C’est là qu’il a pris au vol le “Blanc-cass” dont il fait ses délices. Un mot rendu désuet par la presse dans les années cinquante, qui lui substitua le nom du maire de Dijon dont c’était la boisson favorite, le chanoine Kir.
Dans un coin, au-dessus du bar, un téléviseur diffuse en sourdine le programme d’une chaîne d’information en continu.
Il sort son smartphone, vérifie qu’il n’a reçu aucun message sur ses différents comptes de réseaux sociaux et constate qu’il n’a manqué à personne. Il pensait que peut-être Abraão serait libre en fin d’après-midi, ce n’est visiblement pas le cas. Aucune déception, être libre c’est également respecter le fait que les autres le soient aussi de leur côté.
Il jette un coup d’œil machinal au téléviseur. Il y découvre les mêmes images qui passent en boucle depuis ce matin : les échauffourées de la veille dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. D’abord ce député du Rhône qui accuse le gouvernement de « tuer des enfants », hier après-midi, et ensuite les députés de l’opposition qui quittent leur banc pour tenter d’écharper un conseiller du ministre de la Justice qu’ils accusent d’avoir eu un sourire de travers, incident survenu vers une heure du matin. Triste spectacle décidément !
Xavier se dit que la violence qui monte dans la rue depuis des mois a gagné l’Assemblée, ce qui n’est pas bon signe du tout. Il sent une certaine inquiétude le gagner. Cela fait plusieurs soirs qu’il renonce à sortir dans les bars et les boîtes qu’il fréquente habituellement à la nuit tombée. Il sait que les risques de prendre un mauvais coup se sont accrus. Les images qu’il vient de revoir à l’instant lui semblent être une caution des débordements de la foule ou qu’au moins celle-ci puisse se croire fondée à les interpréter de la sorte. Il ne comprend pas comment des politiciens peuvent se montrer à ce point irresponsables.
Il boit son verre d’un trait, jette un billet sur le comptoir, rafle le paquet de cigarette et sort sans attendre sa monnaie. C’est la télévision qui lui a donné envie de fuir, sinon il aurait passé un plus long moment dans ce bar, jetant un œil aux petites annonces du journal local pour s’assurer qu’une affaire ne lui avait pas échappé à sa lecture du matin.
Puisqu’il n’a pas de rendez-vous galant, il décide de reprendre sa voiture et d’aller faire un tour sur les hauteurs de la ville, dans le quartier résidentiel. Avec un peu de chance, il trouvera un bien mis en vente directement par son propriétaire, repérable à une pancarte artisanale, et tentera de lui soutirer un mandat de vente après l’avoir embobiné en se faisant d’abord passer pour un acquéreur potentiel. Il est assez fort à ce jeu. À chaque fois, c’est un défi qu’il lance à sa propre réserve naturelle.

Du C.H.U. aux coteaux, la route n’est pas longue, pourtant c’est un autre univers que l’on découvre là-haut. Xavier aime ce quartier huppé dans lequel les immeubles n’ont pas droit de cité. Ici, les maisons individuelles toutes entourées d’un jardin plus ou moins grand, parfois agrémenté d’une piscine, semblent s’être distribuées autour d’un parc d’une quinzaine d’hectares qui est un peu le poumon de la ville. Chemins de promenade, parcours de santé, aires de jeu pour enfants, pistes cyclables ou de skateboard, pelouses accueillantes, l’endroit est un havre de paix, un rendez-vous d’amoureux et aussi un lieu de rencontres.
Le jeune homme sillonne le quartier au ralenti, cherchant à repérer une affaire à ajouter à son portefeuille. Le hasard lui a souvent été favorable par ici. Mais pas aujourd’hui. Cela lui aurait peut-être sauvé la vie de s’attarder pour une visite et la négociation d’un mandat, mais cela, il ne le sait pas.
II abandonne sa voiture sur le parking près de l’entrée principale du parc et décide d’aller flâner un peu à l’ombre des platanes de la grande allée qui ont retrouvé en grande partie leur verdure. Il ne repassera pas à l’agence et rentrera directement chez lui après cette petite balade.
Les pelouses débordent de monde, solitaires, couples ou groupes bronzant au premier vrai soleil de l’année, bouquinant ou discutant autour d’un pack de bières, d’autres jouant au frisbee, au football ou au rugby… Cette fin d’après-midi a des airs de vacances qui poussent à l’optimisme après l’état presque dépressif qu’imposait un hiver interminable.
Xavier a desserré sa cravate, déboutonné le col de sa chemisette blanche pour accentuer cette impression de congé. Il fume voluptueusement en pensant qu’ici, au moins, personne ne lui fera de remarque déplaisante à ce sujet.
Il regarde autour de lui, non pas avec les yeux du chasseur qu’il est habituellement, mais avec ceux d’un badaud oisif qui goûte le spectacle de cette foule apaisée et inoffensive, bien loin de celle que les informations télévisées montrent dans les rues de Paris ou de certaines grandes villes.
Et soudain son plaisir est brutalement gâché. Devant lui, venant à sa rencontre dans l’allée principale, un groupe de gamins sur leurs bicyclettes. Il regarde avec effroi leur tenue vestimentaire. Tous portent des tee-shirts aux couleurs de la Manif pour tous – le mouvement de protestation contre le mariage gay –, rose pour les filles, bleu pour les garçons, avec en blanc la famille idéale stylisée : une fillette à couettes tient sa maman BCBG par la main, elle-même tenant celle de son mari qui donne l’autre au petit garçon…
Xavier est écœuré. Il ne comprend pas qu’on instrumentalise ainsi des enfants. Déjà qu’on les traîne dans des manifestations de rue, au milieu d’une foule, avec les risques que cela comporte, mais également qu’on les attife ainsi au quotidien pour promouvoir un discours de haine et de rejet de l’autre auquel il n’est pas certain qu’ils comprennent grand-chose. Combien parmi ces gosses, ceux qu’il voit en ce moment et ceux qu’il a vu à la télévision, découvriront-ils un jour qu’ils sont homosexuels eux aussi et que c’est donc contre leur propre vie que leurs parents les auront fait manifester ? Tout cela est abject. On ne devrait jamais enrôler les enfants dans des histoires de grandes personnes afin de leur transmettre des sentiments passionnels qui ne sont pas les leurs au départ.
Il en veut à cette soi-disant humoriste que tout le monde avait oublié et qui a lancé le mouvement de protestation contre le mariage homosexuel afin de tenter de refaire surface en prenant la place de l’ancienne égérie démocrate-chrétienne qui s’était révélée au moment des débats sur le pacs, dix ans plus tôt. Son histoire n’est pas sans analogie avec le parcours, dans la seconde moitié des années soixante-dix, d’une Anita Brayant aux États-Unis. Cette chanteuse, ex-reine de beauté de l’Oklahoma, qui était partie en guerre contre les homosexuels et l’administration Carter qui voulait faire abroger les lois contre la sodomie dans certains États et favoriser l’adoption de décrets municipaux visant à la protection des droits des homosexuels. L’une et l’autre, avec la foi et le zèle intransigeants des nouveaux convertis, ont soulevé des foules, attisées des haines et fait monter la violence contre les gays.
En regardant les tee-shirts des gamins, Xavier pense à la logistique publicitaire de la Manif pour tous et tente d’imaginer ce que doit être le budget d’une telle organisation depuis des mois. Il serait probablement édifiant qu’un contrôle fiscal de l’association mette au jour l’origine des financements et se penche sur la régularité des comptes. En d’autres termes, il serait intéressé de savoir qui compose le lobby homophobe dont on parle moins que du lobby gay souvent monté en épingle. Quels sont au juste les ingrédients de cette grande salade décomposée ?
La vision de cette bande de gosses qui lui barre le chemin, avec ce qu’ils représentent de haine latente, lui a gâché le plaisir de la promenade, ôté cette sérénité qui était la sienne depuis quelques instants. Il fait demi-tour et regagne sa voiture du pas pressé d’un homme qui a rendez-vous et peur de se retarder.
Xavier a effectivement rendez-vous, mais il ne le sait pas. Son tout dernier, avec la mort.

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