lundi 6 mai 2013

Fin tragique 3/3

III
LA MORT

Il gare sa voiture dans le parking en sous-sol de l’immeuble, en descend et hésite à récupérer son attaché-case dans le coffre. Finalement il y renonce ; s’il a l’envie de travailler sur ses dossiers, il sera toujours temps de venir le récupérer pendant le week-end. Demain est exceptionnellement un jour de repos, il n’est pas d’astreinte à l’agence et n’a eu aucune demande de rendez-vous, ce qui est assez rare pour un samedi car les gens sont généralement plus libres pour visiter en couple ou en famille ce jour-là.
Il se dirige d’un pas souple vers l’ascenseur. Il n’a pas remarqué l’ombre qui se déplace sur le côté, au fond du parking, venant à sa rencontre.
C’est un choc violent à l’abdomen qui le surprend, lui coupant le souffle. Il s’effondre, tandis que la douleur se double d’une sensation de brûlure intense à l’intérieur du ventre et qu’il entend une déflagration.
Il lui semble que sa chemise est soudain mouillée, il y porte la main et l’en retire pleine de sang.
Tout ceci se déroule à la même seconde, beaucoup plus vite qu’on ne peut le décomposer en tentant de restituer la scène.
Nul besoin d’être expert pour comprendre qu’on vient de lui tirer dessus. Et que l’on continue… La deuxième balle l’atteint à l’épaule droite, une troisième ricoche sur le sol de béton et va se perdre dans la carrosserie de la voiture, une quatrième l’atteint à nouveau au ventre.
Les détonations font un bruit assourdissant dans cet espace clos, bas de plafond. Il y a une odeur bizarre qui doit être celle de la poudre.
Xavier ferme les yeux sous la douleur, mais s’efforce de les rouvrir très vite. Si son agresseur doit l’achever, il veut le regarder en face. Cependant rien ne se passe. Il scrute autour de lui sans voir personne. Il n’entend pas non plus de pas précipités qui s’éloignent. Peut-être le tireur a-t-il pris la fuite alors que résonnait encore le dernier tir ?
Il lui semble entendre au loin les cris d’une femme hurlant que l’on vient de tirer dans le parking. Est-ce une passante qui a entendu les coups de feu ou bien a-t-il été agressé par une femme qui a trouvé ce moyen de se fondre dans la foule et se rendre insoupçonnable ?
Qui a pu tirer sur lui ? Était-il visé personnellement ou est-ce le hasard ? On voit tellement de choses invraisemblables aux informations, de nos jours, que l’on n’est plus étonné de rien.
Il ne se connaît pas d’ennemis. Cela pourrait-il venir du compagnon ou de la compagne d’une de ses conquêtes, d’une de ses conquêtes elle-même qui ne supporterait pas qu’il ait d’autres aventures ? Les drames de la jalousie existent-ils encore ?
Il a toujours pensé que les crimes passionnels sont les plus sordides qui soient. La seule passion qui préside à de tels actes, c’est la possessivité, la jalousie extrême. Il ne croit pas que l’on puisse parler d’amour dans tout cela, mais seulement d’un égoïsme forcené.
Xavier n’a jamais connu de ruptures difficiles. Les coups d’un soir, sans conséquence, ne s’attendent pas à une histoire durable et ne cherchent rien d’autre qu’une jouissance immédiate et fugitive ; quand aux liaisons plus longues, elles se sont à chaque fois délitées d’elles-mêmes. Un beau jour, chacun prenait acte de ce que les sentiments s’étaient émoussés ou que les aspirations profondes n’étaient pas les mêmes et l’on décidait de passer à autre chose en restant bons amis. Du moins est-ce ainsi que lui concevait les choses. Est-il possible qu’il n’ait pas vu le désarroi ou la colère d’un de ses compagnons ?
Ce pourrait également être un crime homophobe, le climat s’y prête. Il repense au groupe d’enfants pédalant fièrement sur leurs vélos, arborant des tee-shirts à la gloire de la Manif pour tous… Mais les crimes homophobes ne sont-ils pas généralement accompagnés d’insultes et de coups ?

La douleur est à peine supportable.
Il appuie de toutes ses forces sur les plaies de son ventre afin de tenter d’endiguer l’hémorragie qui est bien plus substantielle que celle de l’épaule.
Pas besoin d’être médecin ou expert en criminologie, il a vu suffisamment de séries policières à la télévision pour savoir qu’il ne s’en sortira pas. Les blessures à l’abdomen lui laissent aussi peu de chances de survivre que de temps à tenir.
Il faut s’efforcer de ne pas perdre connaissance, affronter cela le plus dignement possible.
La douleur est fulgurante, il sent ses forces le quitter peu à peu, il y a cette sensation de froid qui le gagne, ses jambes ankylosées qu’il ne sent pratiquement plus…
Tout ceci se déroule très vite, il le sait, mais c’est comme si tout était au ralenti dans son esprit. Il comprend soudain à quoi correspond ce qu’il a toujours reproché à l’opéra, ces personnages qui mettent parfois jusqu’à une demi-heure pour mourir sur scène. Ce que le spectateur juge interminable, c’est le temps de l’agonie tel qu’il est ressenti par celui qui part. Nous sommes toujours impatients devant la souffrance des autres, ainsi que peuvent l’être les maîtres houspillant leur chien qui ne fait pas ses besoins pas assez vite à leur gré.

Les pensées se bousculent dans sa tête. Est-ce le début du délire ? C’est en tout cas un kaléidoscope dans lequel tout s’entremêle, se bouscule, éclate et se recompose. À la fois des images et des sensations, des sons… Peut-être y aurait-il aussi des goûts si sa bouche n’était envahie de sang ?
Il voudrait emporter une belle image, un souvenir intense qui l’aiderait à passer l’éternité s’il y en a une. Alors il s’efforce de penser à Abraão, à son corps magnifique et puissant, sa peau brune pleine de nuances, le sexe plus clair, l’aréole des seins foncée, presque noire, et le rose de sa longue langue agile…
Et puis c’est une idée stupide qui s’impose à lui, il se demande si l’appartement est en ordre, s’il a pris le temps de faire la vaisselle après le petit-déjeuner en partant ce matin. Il a été élevé ainsi, avec l’idée qu’on ne doit pas quitter la maison en laissant tout en plan. Enfant, il se gaussait de sa mère et de ses petites manies, « Surtout que la maison soit propre si des cambrioleurs devaient venir ! », raillait-il. C’était le pendant d’une autre des obsessions qu’elle avait : « As-tu du linge propre sur toi ? On ne sait jamais ce qui peut arriver, je ne voudrais pas que tu me fasses honte… »
Elle avait raison, on ne sait jamais ce qui peut arriver !
« Sois tranquille, maman, je me suis douché et changé ce matin, comme tous les matins. J’ai même changé de chemise à midi parce que je ne sais toujours pas manger les spaghettis sans me mettre de la sauce tomate partout… » C’est dérisoire ! Pourtant il ne doute pas que la pensée des sous-vêtements propres effleurera sa mère quand on lui apprendra sa mort, tout à l’heure, parce qu’elle est conditionnée ainsi depuis sa propre enfance.
Plus tard, elle sera sans doute horrifiée en vidant l’appartement. Elle tombera sur ses revues et DVD pornos, quelques sex-toys et la réserve de lubrifiant et de capotes dans le tiroir de la table de chevet. Dans le bureau, il y aura toute une collection de lettres intimes, sans équivoque, signées indifféremment de prénoms féminins ou masculins. La pauvre femme n’aura plus d’autre choix que de voir ce qu’ils se sont mutuellement caché toutes ses années. Ce qu’il n’a pas dit, ce qu’elle s’est refusé à comprendre.

La lumière s’éteint dans le parking. Il est désormais plongé dans le noir complet. Il faut d’ailleurs l’entendre au sens propre comme au figuré : il est dans le noir !
Ce qui est le plus terrible, au fond, c’est de ne pas savoir. Ni qui, ni pourquoi.
Il va mourir dans un instant, il en a parfaitement conscience, comme de la brièveté de cet instant qui se compte probablement plus en secondes qu’en minutes, et il n’a pas la moindre idée de qui vient de lui tirer dessus avec un tel acharnement. Il est fort possible que jamais l’on ne sache qui a fait cela et c’est sans importance à ses yeux.
Pourtant, il voudrait comprendre même si plus tard la police ne doit pas mettre la main sur le coupable. Mourir ne lui a jamais fait peur. Il aurait certes aimé que cela se fasse sans douleur, d’une autre manière, mais la seule véritable angoisse qui est la sienne à cet instant précis où tout va basculer, c’est celle de partir sans comprendre.
Lui qui s’est toujours efforcé de jouir de l’instant en évitant de se perdre en interminables débats philosophiques, se sent soudain rattrapé par un besoin de réponse. Si le sens de sa vie ne lui a jamais posé de problème existentiel, celui de sa mort l’obsède. Pour un peu, ce serait la seule raison qui le pousse à s’accrocher encore quelques secondes.
Cette fin en queue de poisson, à l’instar des plus mauvais films, ne lui convient pas.

Il voudrait avoir le cran d’une dernière pirouette avant le grand saut, trouver les mots pour en finir avec élégance. Cependant, la douleur est si puissante qu’il n’a plus la capacité de geindre. Appeler au secours ne lui est pas non plus venu à l’esprit, il sait que sa voix serait trop faible et que personne ne l’entendrait dans ce parking souterrain.
La blessure à l’abdomen est insupportable. Tout ce sang qui se répand sur la chemisette blanche, c’est la vie qui s’en va.
Il tente un sourire, le dernier, et dans un ultime spasme il trouve enfin les mots qu’il cherchait : « Fin tragique à la comédie de mes jours. »

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