mardi 20 novembre 2012

Féminin intempestif 3/4

III

En rentrant, Christophe trouva l’appartement plongé dans la pénombre, sa mère pleurant silencieusement, assise à la table de la cuisine. L’image qui lui vint automatiquement à l’esprit fut celle d’une veillée funèbre. Il se mordit la lèvre pour ravaler ses propres larmes et refouler la seconde idée qui venait de se présenter : elle vient de perdre un fils !
— Qu’est-ce que tu fais dans le noir ? demanda-t-il, espérant faire diversion par le côté anodin de la question.
— Je cache ma honte, répondit-elle dans un murmure à peine audible.
— De quelle honte parles-tu ?
— Toi… Toi et ce garçon, tout à l’heure au café. De ces insanités qu’il proférait et que tu ne contredisais pas…
Elle parlait d’un ton las, visiblement abattue et croulant sous un poids trop lourd pour ses frêles épaules.
— Mais ce n’était qu’un jeu, maman. Peut-être de mauvais goût, mais rien qu’un jeu.
Marie releva la tête et le regarda dans les yeux. Même s’il n’avait pas instinctivement détourné le regard, elle n’aurait pu croire à une telle explication. Elle y avait trop pensé depuis qu’elle était rentrée à l’appartement. Il y avait manifestement quelque chose qui sonnait juste dans ce qu’elle avait entendu cet après-midi.
— Si j’avais voulu une fille, j’en aurais fait une, lâcha-t-elle de façon ridicule.
Elle n’était pas habituée aux conflits avec son fils pas plus qu’avec quiconque, aussi ne savait-elle pas comment s’y prendre.
— On ne fait pas toujours ce que l’on veut. Ni toi, ni moi. On prend ce qu’on nous donne… répondit-il d’un ton trop sec, qu’il se reprochait déjà.
Il avait souvent eu cette conversation avec elle, en songes. Ça avait été le moyen de chercher ses arguments, de les tester pour le jour fatidique où ils s’affronteraient inévitablement. À chaque fois la colère l’avait emporté en lui et ce qu’il avait imaginé lui dire était d’une violence extrême qui l’avait laissé épuisé, dévoré de remords. Il devait mettre à profit le souvenir de ces scènes fictives afin de parvenir à se maîtriser ce jour-là ; il ne fallait pas se tromper de cible, sa mère n’était responsable de rien, elle avait toujours été son alliée et il fallait qu’elle le demeure !
Christophe connaissait bien Marie. Il n’avait eu aucun mal à imaginer les arguments qui seraient les siens, ni à se les servir dans l’ordre où elle les énonçait maintenant.
Cela commença par l’inévitable question : « Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu deviennes ainsi ? Ou qu’est-ce que je n’ai pas fait ? » La culpabilité avant tout, parce qu’une mère se veut comptable de tout ce qui advient à sa progéniture, en mal comme en bien. Il ne fallait pas répondre à cette question, sous peine d’agraver son incompréhension. Ne pas lui dire : « Je ne suis rien devenu que je n’étais déjà », même si, du plus loin qu’il s’en souvînt, il avait toujours ressenti un élan vers les garçons et une grande indifférence à l’égard des filles. Dire qu’il était né ainsi, c’était accréditer l’idée que sa mère était la grande coupable. Coupable parce qu’il y avait crime. Un crime majeur que dénoncent le Lévitique et saint Paul. Le premier dit clairement : « Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination. Ils seront punis de mort. Leur sang retombe sur eux. » (Lv 20:13) tandis que le second enfonce le clou : « Leurs femmes ont échangé des rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement. » (Rm 1:26 et 27)
L’adolescent sait tout cela. Il l’a maintes fois ressassé, sans trouver la force d’en parler autour de lui. Instinctivement, il ne s’est jamais confessé de ces pensées intimes. Il a eu tellement honte de parler de sa première masturbation – sans même révéler à qui il pensait en se touchant –, qu’il a vite pris le parti d’éluder cet aspect-là de ses péchés. Il ne voulait pas avoir à se justifier devant les hommes – fussent-ils
d’Église – d’un sentiment et d’une pratique dont Dieu était déjà témoin. Bien sûr, au tout début, ces choses le terrifiaient. Il se voyait damné pour l’éternité, brûlant dans les feux de l’Enfer, tout espoir de rédemption anéanti. Alors il avait pris Dieu à parti, le mettant au défi : « Si c’est mal, foudroie-moi sur place ! » Et il était encore là…
Christophe connaissait bien les Écritures, les passages terribles qui condamnent l’homosexualité. Il n’était pas persuadé que la destruction de Sodome et Gomorrhe ait un rapport direct avec la question. Il y voyait plutôt une colère divine déclenchée contre un grave manquement à l’hospitalité. En revanche, il ne cherchait pas à s’accrocher à l’histoire de David et Jonathan comme certains qui voulaient y voir une histoire gay. Les paroles de David à l’annonce de la mort de Jonathan rapportées dans le second livre de Samuel : « Que de peine j’ai pour toi, Jonathan, mon frère ! Je t’aimais tant ! Ton amitié était pour moi une merveille plus belle que l’amour des femmes. » (2 S 1,26) pouvaient aussi bien être la marque d’un pur amour sans dimension charnelle, une relation comme celle liant Montaigne et La Boétie sur laquelle on pourrait gloser jusqu’au jugement dernier sans jamais connaître le fin mot de l’histoire. De même, ne voulait-il pas jouer sur les mots s’agissant de la préférence marquée de Jésus pour Jean afin de lui donner une connotation homosexuelle. À quoi bon ? La seule chose qu’il y avait à retenir de Jésus, fils de l’Homme et donc seul porte-parole autorisé, c’est qu’il n’a jamais prononcé une parole contre les relations sexuelles entre personnes de même sexe. Ce qu’il n’a pas condamné en son nom ou au nom du Père, qui peut prétendre le faire après lui ?
— Comment est-ce arrivé ? Est-ce qu’un adulte a eu avec toi des gestes… demandait Marie, sans toutefois vouloir aller au bout de sa pensée.
Un adulte ? Quel adulte ? Les seuls que le garçon avait fréquentés étaient les prêtres et le personnel encadrant les activités paroissiales auxquelles il avait assidûment participé. Or, non ! Jamais, malgré toutes les histoires abominables de prêtres pédophiles que l’on pouvait entendre, il n’avait été confronté à cela. Cependant, il lui était impossible d’avouer à sa mère qu’il lui était arrivé plus d’une fois de le regretter. Comment aurait-elle pu comprendre que si l’un de ces adultes l’avait accompagné sur cette pente, il lui semblait qu’il aurait pu s’en faire un allié, parler avec lui, lui confier ses doutes afin de se faire rassurer ? Au lieu de quoi il avait dû se débrouiller seul. De telles pensées lui donnaient le vertige et le meurtrissaient, parce que c’était oublier un peu vite la souffrance des enfants à qui cela arrivait sans qu’ils ne demandent rien et ne puissent s’y soustraire. Ces pensées-là, il le savait, étaient bien davantage impures que ses rêves érotiques les plus débridés ; elles avaient un relent de négation de la douleur d’autrui qui le mortifiaient et le faisaient se sentir monstrueux.

Cette conversation fut longue et pénible, tant pour elle qui n’y était pas préparée que pour lui qui s’y était trop préparé. Elle les laissa épuisés et hagards, deux heures plus tard. L’un comme l’autre avait l’impression d’être passé à côté de ce qu’il aurait dû ou voulu dire.
Il y avait eu des mots blessants. À la fois ceux qui avaient été prononcés et ceux qui avaient été retenus. Les premiers pour celui qui les recevait, les seconds pour celui qui les retenait. C’était la marque des efforts que chacun savait devoir faire sur lui pour ne pas envenimer une situation explosive, pour tâcher de limiter les dégâts.
Marie n’avait qu’un fils, Christophe n’avait qu’une mère. C’était la première fois qu’ils se dressaient l’un contre l’autre, impuissants tous deux à rendre les armes même de façon fictive. Pour elle comme pour lui, c’était le but même de leur vie qui était en cause, ce qu’ils croyaient juste, le bonheur auquel ils aspiraient et pour lequel ils étaient prêts à se battre au quotidien. Mais force était de constater que, pour la première fois, ces valeurs fondamentales ils ne les partageaient plus totalement.
Ils se retirèrent dans leur chambre sans manger. Christophe entendit les sanglots de sa mère une partie de la nuit, conscient de son impuissance à les tarir. De son côté, Marie revoyait les moments heureux qu’ils avaient partagés, au temps de l’insouciance. Parfois, une image arrivait à sécher ses larmes, comme lorsqu’elle revoyait le petit garçon qui la suivait au marché pour être certain qu’elle n’oublierait pas de lui prendre une “taupinière” et l’extase qui était la sienne au retour, lorsqu’il rompait le pain et tartinait la pâte molle du fromage de chèvre. Ses désirs, alors, étaient simples. Elle pouvait les comprendre et les satisfaire…

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