mercredi 21 novembre 2012

Féminin intempestif 4/4

IV

Dimanche, fin de matinée. Charles et Christophe déambulent sur la Route du Front de Mer. Le second vient de raconter au premier la scène de son retour à l’appartement familial, la veille, ainsi que l’explication douloureuse qui s’en est suivie.
Charles tient son camarade par l’épaule, dans un geste de réconfort. Il a conscience du crève-cœur que cela a dû être. Il sait que les choses sont plus simples pour lui qui se veut amoral, totalement libéré. Le fait d’avoir des parents trop occupés pour s’intéresser de près à lui et à ses fréquentations l’y aide. C’est une chance que Christophe n’a pas, même si Joseph n’est pas là physiquement, son ombre tutélaire n’est jamais très loin et au-delà de la sienne, celle de Dieu. Une autre crainte que ne connaît pas le garçon, athée convaincu et militant.
— Je suppose que ta mère doit me bénir, après ce qu’elle a entendu hier ? demande-t-il en pouffant.
— “Bénir” n’est sans doute pas le mot qu’elle emploierait ! répond son ami en souriant.
Il est onze heures passées, sa mère est à la messe à Notre-Dame. Elle a tenté de l’y entraîner en vain. Il s’en est suivi une altercation violente au cours de laquelle l’adolescent a dû expliquer son retrait depuis l’été. Jusqu’ici, il avait choisi de se taire pour la préserver ; maintenant qu’elle est au courant de l’essentiel et puisque l’actualité le conforte dans sa décision, plus rien n’a pu retenir sa colère.
Dans un flot de paroles confuses, il a tenté de lui faire comprendre à quel point il avait été blessé, au cours de l’été, par les paroles odieuses de Mgr Barbarin prétendant que le mariage gay ouvrirait la voie à une reconnaissance de la polygamie et de l’inceste, tout comme il l’avait été par le texte de la prière rédigée par Mgr Vingt-Trois et lue partout pour l’Assomption. Il lui était dès lors impossible de prier et communier au milieu de gens qui le rejetaient et appelaient sur lui le malheur sur Terre comme au Ciel. Savoir que sa propre mère s’était associée à cela, même en ignorant la vérité à son sujet, restait une blessure qui mettrait longtemps à cicatriser si elle y parvenait un jour.
Marie avait protesté. Il n’y avait rien dans ce texte qui fut homophobe comme on l’avait prétendu, ce n’était que le strict rappel du dogme. Alors Christophe s’était emporté contre l’hypocrisie de l’Église. Appeler à prier pour que le législateur réfléchisse avant d’agir sur cette question était aussi violent que de s’enchaîner à la grille d’une clinique pratiquant l’avortement. L’Église peut donner le cap à ses fidèles, elle n’a pas à dicter la loi d’un État laïc, pensait-il.
Depuis quelques années, l’Église de Rome s’enferrait dans son hypocrisie sur la question de l’homosexualité, séparant la pulsion des actes. Un gourmand salivant au beau milieu de la meilleure pâtisserie de la ville serait ainsi, selon ce principe, moins coupable s’il acceptait d’avoir des crampes d’estomac ! « Si tel est le cas, alors que deviennent les sacro-saintes “pensées impures” qui pimentent les confessions lénifiantes ? » rageait-il.
— Vous qui les écoutez à genoux, l’échine courbée, quand comprendrez-vous que c’est de vos enfants qu’ils parlent ? Ils sont pour la double peine à notre égard, ils veulent que vous nous chassiez de vos familles et en même temps nous empêcher de fonder les nôtres. Belle charité que celle-ci !
— Comment peux-tu dire ça !
— Mais c’est la vérité. Et que savent-ils du mariage ou de la procréation, voire même de la chasteté ? Hypocrisie ! Rien d’autre… Ces marchands de salades, ne crois-tu pas que Jésus les chasserait du Temple à coups de fouet ? Ceux qui veulent nous lapider aujourd’hui jetaient déjà la pierre à Marie-Madeleine et Jésus leur a donné tort. Sois certaine que s’il revenait et me donnait raison, tous ces beaux notables en robes cramoisies le livreraient à nouveau à Ponce Pilate pour les mêmes questions de pouvoir temporel qu’à l’époque.
Marie était effondrée. Elle ne reconnaissait plus son enfant, les paroles que lui dictait sa colère l’embrouillaient pourtant, parce qu’elles la mettaient au pied du mur, l’enjoignaient de faire un choix impossible entre lui et sa foi.
— Ce n’est pas le Seigneur que j’abandonne en restant à la porte, c’est ce troupeau stérile. Et au jour du jugement, je sais que ma place sera préférable à la leur si l’amour sert de balance.

— Il faut dire qu’entre une sœur cloîtrée et un fils pédé, Dieu n’a pas épargné ta pauvre mère ! poursuivait Charles, toujours prompt à la provocation.
— T’es vraiment une pauvre conne, quand tu t’y mets !
— Je plaisantais. Te fâche pas, ma fille… Remarque que tu pourrais suivre les pas de ta tante. Je te vois bien en bonne sœur, avec ta longue robe et ta cornette. Tu ferais une magnifique Sœur de la Perpétuelle Indulgence, une fois bien maquillée…
— Au moins, celles-là se frottent à la réalité et prêchent la seule bonne parole face au sida : mettre la capote sur la queue plutôt qu’à l’index !
La conversation prit un tour plus débridé et joyeux. Les deux adolescents repartaient dans leur délire de “pétasses”, loin des drames familiaux latents ou des questions de société qui divisent.
Leur amitié était ainsi faite qu’ils n’étaient pas nécessairement d’accord sur tout. Loin de là, d’ailleurs. La question du mariage gay les divisait. Charles y était hostile. Christophe l’accusait de se montrer corporatiste par anticipation, prétendant que le futur notaire ne voulait pas se priver de la manne des contrats de pacs que mettrait à mal la possibilité d’une communauté réduite aux acquêts. En retour, Charles l’accusait d’être une midinette aux rêves d’“hétérote à robe blanche”, ce dont il se défendait en affirmant que c’était une question de principe et que lui-même n’avait pas pour objectif de convoler un jour. « Mais ne pas vouloir se marier et interdire aux autres la possibilité de le faire sont deux choses qui n’ont rien à voir entre elles » soulignait-il avec force.

Il allait être midi. Ils prirent le chemin de la rue de Foncillon où l’église Notre-Dame dressait sa flèche de béton brut. Charles dit qu’il n’aimait pas cet édifice trop moderne et sa grisaille inesthétique.
— Pour moi, disait-il, les blocs de béton brut sont la marque de l’architecture préférée des totalitarismes. Avec ou sans croix, un bunker est un bunker. Comment croire qu’un dieu d’amour puisse habiter un tel lieu ?
Christophe n’était pas loin de partager cet avis, pourtant il savait d’expérience qu’il y avait bien une présence ici.
— Cette église est une allégorie involontaire, répondit-il. On a le plus grand mal à croire qu’une telle laideur de façade puisse abriter autant de trésors à l’intérieur. C’est l’Église tout entière résumée.
Il lui parla de l’immense nef, de la décoration sobre dans laquelle le moderne de bon goût côtoyait l’ancien en toute quiétude. Il précisa qu’il avait reçu le baptême ici même, sur l’étrange baptistère figurant une étoile en trois dimensions, au bout de l'absidiole droite, à deux pas d’un vitrail en camaïeu de roses et de mauves qui étaient peut-être un clin d’œil à son côté gay.
Charles, saisissant la balle au bond, parla à son camarade de l’appel lancé la veille par une association lorraine invitant les gays baptisés à écrire à leur évêque pour faire acte d’apostasie. Il trouvait l’idée enthousiasmante et loufoque, regrettant de ne pas l’avoir eu lui-même.
Christophe s’enflamma contre une telle absurdité. Il expliqua qu’il fallait faire l’inverse, au contraire, appeler les gays qui ne le sont pas à se faire baptiser afin de combattre de l’intérieur plutôt que d’abandonner le terrain. Puisque les évêques portent leur parole sur la place publique, pourquoi les gays ne la prendraient-ils pas dans les églises ?
— Mais tu es encore plus subversive que moi ! Une vraie lionne, ce matin…
— Ne te moque pas, je suis sérieux. Quand elle est seule à parler, l’Église met des siècles à réhabiliter Galilée ; si nous nous faisons entendre, peut-être nous reconnaîtra-t-elle avec moins de retard ?

L’office était achevé. Les premiers fidèles sortaient. Certains se hâtaient vers la pâtisserie, d’autres s’arrêtaient sur le parvis pour discuter. C’était un dimanche comme tant d’autres, passés ou à venir.
Marie apparut à son tour. De loin, elle vit les deux adolescents et eut une étrange grimace avant de baisser la tête, espérant sans doute qu’ils ne l’auraient pas remarquée.
— Je crois que je suis de trop, dit Charles avec un tact inattendu. Je te laisse, ajouta-t-il en embrassant son compagnon sur les deux joues, sans la moindre ostentation.
Déjà, Christophe avançait vers sa mère qu’il rejoignit à grandes enjambées.
Lorsqu’il fut devant elle, il la prit dans ses bras tout en disant, calme et souriant, d’une voix douce et chaleureuse qui fut pour elle un onguent efficace sur les plaies ouvertes la veille et ravivées le matin : « Dimanche prochain, nous viendrons ensemble. »

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