lundi 19 novembre 2012

Féminin intempestif 2/4

II

Le second incident survint trois ans plus tard ; il avait alors dix-sept ans.
C’était devenu un beau jeune homme, grand et athlétique. Ses muscles avaient été sculptés par une pratique intensive de la natation, sport qui était venu se substituer aux heures de chant qu’il ne pratiquait plus depuis que sa voix lui avait joué des tours. Si son corps avait poursuivi son évolution, ses cordes vocales, elle, s’étaient obstinées à rester coincées sur un registre fluet qui cadrait mal avec sa stature.
Rien n’avait vraiment changé dans leur vie. Marie poursuivait ses ménages à l’école, Christophe était passé au collège, puis maintenant au lycée, avec le même sérieux dans le travail, pareillement récompensé sur chaque bulletin trimestriel. Ils fréquentaient toujours assidûment l’église. Au moins jusqu’à l’été précédent, où l’adolescent avait soudain décidé de s’en détourner, refusant d’accompagner sa mère à la messe du 15 août.
Ni la négociation pacifique, ni les cris n’étaient parvenus à le faire revenir sur une décision qui sonnait comme un affront personnel pour sa mère : tourner le dos à l’Église le jour de l’Assomption, fête de Marie !
Le garçon avait refusé de donner la moindre explication, se contentant de dire que sa place n’était plus là-bas désormais et qu’il ne voulait plus jamais en entendre parler.
Joseph, bien sûr, était absent comme il l’avait toujours été aux moments important de la vie de son fils. C’était peut-être mieux ainsi, sans doute cela avait-il évité des drames à n’en plus finir.
Dorénavant, Marie allait seule à Notre-Dame où elle redoublait de prières pour l’adolescent, pour que son attitude lui soit pardonnée, pour qu’il retrouve le bon chemin, pour le salut de son âme quelle que soit la raison qui le tenait éloigné de cette maison qui avait toujours été la sienne, dans laquelle il avait reçu le baptême et fait sa communion. Dans laquelle il avait servi la messe et mêlé sa voix d’ange à la chorale.
Christophe n’avait pourtant rien d’un rebelle et Marie persistait à le voir comme l’enfant sage et raisonnable qu’il avait toujours été, soigneux de ses affaires comme de sa personne, toujours “tiré à quatre épingles”. Le seul détail qui avait changé, la seule concession faite – pensait-elle – à une mode extérieure, résidait dans les longs cheveux bruns qui lui tombaient désormais sur les épaules, contrastant avec l’éternelle coupe en brosse qui avait été la sienne toutes ces années. Cette tignasse qu’il attachait parfois en catogan ou bien ramassait en un petit chignon serré comme une balle de tennis qu’il pouvait glisser plus facilement sous son bonnet de bain lorsqu’il était à la piscine.

C’était à la fin de la première semaine des vacances de la Toussaint. Le temps était exceptionnellement clément et avait des airs de fin d’été, ensoleillé quoique frisquet. Un froid sec plutôt agréable après la pluie des semaines précédentes.
Marie avait eu envie de sortir de l’appartement, d’aller flâner sur le port jusqu’à l’embarcadère des bacs, au-delà de la Criée. Ceci lui arrivait parfois, mais assez rarement à vrai dire car elle était bien plus une femme de terre que de mer.
Au retour, elle s’était arrêtée dans un bar et avait commandé un thé. Assise sur la terrasse fermée, elle profitait de ce soleil inespéré, pensant à la chance qui était la sienne au regard des inondations qui venaient de se produire dans le Var ou des fortes chutes de neige sur le Vercors, sans parler de l’ouragan qui avait frappé New York il y avait quelques heures à peine. Heureuse d’échapper aux catastrophes, Marie n’en était pas moins pleine de compassion pour ces milliers d’inconnus qui souffraient et étaient en proie à l’adversité.
Bien que rêvassant, elle ne pouvait s’empêcher d’entendre la conversation d’un couple d’adolescents qui était assis un peu plus loin. Le garçon qui parlait avait une voix haut perchée et ne cherchait nullement à être discret. Il y avait une vulgarité choquante dans ses propos. Quelque chose d’inimaginable !
— Mais, ma fille, lance-toi ! Je suis sûr qu’il n’attend que ça, ton beau nageur, disait-il. Et puis tu es la meilleure suceuse de bites que je connaisse, quand tu te seras occupée de lui, il appellera sa mère… Ce qui vaudra bien mieux que s’il appelait la tienne ! Ajouta-t-il en éclatant d’un rire gras.
Et le monologue se poursuivait sur le même ton. La jeune fille à laquelle il s’adressait – et que Marie ne voyait que de dos – ne répondait pas. Écoutant malgré elle, horrifiée par ce qu’elle entendait, les détails se succédant, Marie finit par se convaincre que le jeune nageur dont il était question n’était nul autre que son propre fils, ce qui ne faisait qu’ajouter à son malaise.
— Je ne vois pas de quoi tu as peur, ma chérie, je suis certaine qu’il en crève d’envie ce petit vicelard, toujours à se toucher le paquet pour vérifier qu’il ne s’est pas dissous dans l’eau…
Marie tiqua sur la tournure féminine de la phrase. C’était bien un garçon qui parlait pourtant, d’où elle se tenait il ne pouvait y avoir de doute. Et il reprenait, probablement excité par l’absence de réaction de sa compagne.
— En tout cas, si tu ne t’en occupes pas très vite, c’est moi qui lui saute dessus !
Alors se produisit quelque chose d’inouï. La jeune fille leva les mains pour soulever sa chevelure brune et la dégager du keffieh noir et blanc qu’elle portait autour du cou, en même temps qu’elle lançait d’une voix flûtée, particulièrement maniérée :
— Tu n’es qu’une cochonne, Carlotta ! Si tu t’approches du morceau avant moi, je te coupe la tienne d’un coup de dents…
Marie se sentit défaillir. Bien que le foulard palestinien n’appartînt pas à sa garde-robe, elle avait parfaitement reconnu la chevelure, la silhouette et surtout la voix de Christophe. Mais elle ne comprenait pas ce numéro de cirque, cette conversation choquante, outrancière – humiliante pour elle –, dans laquelle les deux adolescents parlaient d’eux-mêmes au féminin.
Comme trois ans plus tôt, elle ne put lâcher qu’un “Oh !” offusqué, à peine sonore mais qui n’échappa nullement à son fils qui reconnut immédiatement la personne qui avait ainsi crié dans le bar. Il tourna la tête, croisa le regard de sa mère qui n’arrivait pas à se détacher de lui.
— Alors là, on est mal ! lâcha son compagnon.
Marie avait la bouche ouverte, pourtant elle ne trouvait rien à dire. Elle ramassa fébrilement son sac et son manteau, jeta un billet de cinq euros sur la table et gagna précipitamment la sortie.
— T’inquiètes pas, ma fille, c’est au contraire ce qui pouvait m’arriver de mieux, lâcha Christophe ; mi-convaincu, mi-crâneur.

Lorsque Marie fut partie, les deux garçons se séparèrent rapidement. Le cœur n’y était plus.
Ils aimaient discuter ainsi, un peu fort, dans les lieux publics pour offusquer le bourgeois. Ils appelaient cela entre eux “faire les pétasses”. C’était dans ces occasions qu’ils parlaient au féminin, chacun ayant conscience par ailleurs que préférer les garçons ne faisait pas d’eux des filles pour autant.
Christophe avait commencé le jeu deux ans auparavant. Cela avait été un moyen pour lui de supporter les quolibets de ses condisciples qui se moquaient de sa voix de fille. Il en avait alors surajouté pour mettre les rieurs de son côté, et ces imbéciles n’avaient pas vu le jeu de miroirs derrière lequel il cachait une vérité trop affichée.
Seul Charles était au courant, les deux garçons ayant exploré ensemble leur sexualité naissante à leur entrée au collège. Cela s’était produit à la piscine, dans les douches. Ils n’étaient que tous les deux, Charles bandait et Christophe avait approché sa main. Comme on ne le repoussait pas, il s’était enhardi, à moitié terrorisé à l’idée de se faire surprendre mais par ailleurs tellement excité. Il s’était laissé tomber à genoux devant son camarade, avait touché son sexe de la pointe de sa langue puis l’avait soudainement happé tout entier dans sa bouche. Charles lui avait alors agrippé les cheveux à deux mains afin de lui maintenir la tête d’une prise ferme et, très vite, avait joui à longs traits. Christophe avait été surpris par ce liquide tiède auquel il trouva un goût d’ammoniaque, sans bien démêler si cela ne tenait pas plutôt à l’odeur de détergeant qui régnait dans le vestiaire.
Il n’y eut pas de réciprocité, Charles se défilant, horrifié par sa propre jouissance qui était incomparable à ce que ses pratiques onanistes lui avaient fait connaître jusqu’alors. Christophe n’en avait ressenti aucune frustration tant ce qu’il venait d’accomplir instinctivement était une révélation qui le transportait d’un bonheur étrange que lui non plus n’avait encore jamais connu. Ils avaient ainsi eu commerce ensemble durant deux mois, puis cela avait cessé et ils étaient restés amis et complices, confidents de leurs bonnes fortunes.
Charles était un provocateur-né. L’aisance avec laquelle il tournait tout en dérision amusait beaucoup Christophe et cela l’aida à faire face au questionnement intérieur qui fut le sien dès lors qu’il osa mettre un nom sur ses désirs naissants. Par exemple, son camarade affirmait d’un ton docte : « Je m’appelle Charles, c’est pour cela qu’il me faut deux gaules : une devant et une derrière ! »
Toutefois, avec la meilleure volonté du monde, Christophe ne serait jamais comme son camarade, se moquant de tout, ne prenant rien au sérieux. Lui, avait un côté “fleur bleue”. Derrière une sexualité débordante, il cherchait l’amour, la rencontre d’un garçon avec lequel tout partager et construire une vie. De son côté, Charles, il n’en doutait pas, jetait sa gourme avant de rentrer dans le rang. Il serait notaire comme papa, épouserait un bon parti, ferait des enfants et peut-être s’offrirait des récréations masculines de temps à autre, en toute discrétion. Sa manière juvénile de pérorer compensait par avance toute la retenue dont sa vie future serait corsetée. C’était là un choix auquel Christophe se refusait. Lui n’avait pas de position sociale à défendre, il ne visait que le bonheur, ce qui était sans doute bien plus compliqué !
— Tu crois que ça va aller ? demanda Charles, au moment de se séparer.
— Si elle me met à la porte, je viendrai lancer des petits cailloux contre la fenêtre de ta chambre à la nuit tombée.
— Ça serait très romantique, je n’en doute pas. Mais j’espère que ça n’en arrivera pas là !

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