mercredi 6 août 2014

Moïra, au petit matin…

Si Moïra avait des origines irlandaises, celles-ci se perdaient dans des limbes généalogiques qui resteraient à jamais indéfrichables.
La vérité est qu’elle devait son prénom à une réminiscence littéraire de sa mère. En effet, celle-ci avait particulièrement aimé le roman homonyme de Julien Green et avait décidé de baptiser l’enfant qu’elle portait au moment de sa lecture du nom du personnage principal. En quoi elle montrait une totale absence de superstition, si l’on veut bien songer au destin de la jeune fille du roman.
Par chance ou pur hasard, il s’avéra que l’enfant fut rousse. Il s’en suivit un quiproquo sans cesse répété sur ses supposés liens ancestraux avec l’Irlande. Lorsqu’elle fut en âge de comprendre, elle se montra d’abord agacée par cet ethnotype qui associait sa couleur de cheveux à un pays dont elle ne connaissait rien, puis l’âge venant elle avait décidé d’en tirer parti.
Elle aimait à songer que le peu de goût de sa mère pour la littérature policière lui avait du moins épargné le prénom d’Imogène, cher à Charles Exbrayat, héroïne avec laquelle elle partageait non seulement la chevelure de feu, mais une haute taille et des manières autoritaires et un peu brusques. Elle eût alors immanquablement passé pour une Écossaise de pure souche !
L’enfance de Moïra se déroula sans histoires, sinon sans légendes. La jeune fille débordait d’imagination et sut jongler avec des noms de villes propres à faire rêver ceux qui ne demandaient qu’à être abusés. Elle avait entendu à la radio un entretien avec un auteur de romans d’espionnage, qui expliquait comment se documenter pour dépayser le lecteur de façon crédible sans jamais être sorti soi-même de son confortable fauteuil.
Ne disposant pas d’Internet à l’époque, elle avait eu recours aux cartes des atlas, à quelques reportages glanés dans des revues géographiques ou historiques, ainsi qu’à l’actualité parfois mouvementée du pays qu’on lui prêtait et qu’elle finissait par revendiquer.
Belfast, Dublin, Londonderry n’eurent plus de secret pour elle, de même qu’elle savait jongler avec les noms de quelques figures emblématiques de l’IRA. Elle s’amusait comme une folle à cet exercice de mystification.
L’absence d’un père au foyer lui permit sans scrupule d’échafauder l’histoire abracadabrante d’une mère séduite par un jeune catholique idéaliste, luttant pour l’indépendance de son île et abattu par l’occupant anglican avant qu’elle ne vienne au monde. Ses copines étaient horrifiées par les récits qu’elle leur jurait tenir de sa propre mère. Il y avait du romanesque dans tout cela, des aventures qui brisaient la monotonie de leurs petites vies de banlieusardes.
Moïra n’était pas une mythomane. Jamais elle ne crût elle-même aux scénarii rocambolesques qu’elle tirait d’une imagination débordante. Elle inventait pour les autres, pour se moquer d’eux, de leur désir d’exotisme.
Ses mensonges s’étaient affinés avec l’âge, devenant de plus en plus sophistiqués. Ceux des années de lycée étaient devenus de vrais romans au regard de ceux des petites classes de l’élémentaire. C’est à cette époque-là qu’elle décida qu’il lui faudrait tout de même faire en sorte d’aller voir sur place ce à quoi ressemblait le pays de ses ancêtres imaginaires.
Sa mère ne roulait pas sur l’or et n’aurait pas pu lui offrir cette lubie. Il lui sembla que le meilleur moyen était de se mettre en position de pouvoir voyager elle-même autant qu’elle le voudrait. L’idée s’imposa logiquement, il lui fallait devenir hôtesse de l’air.
Le baccalauréat en poche, elle avait intégré une célèbre école privée dans laquelle elle avait suivi une formation de deux ans et obtenu brillamment son CCA – Cabin Crew Attestation –, diplôme d’État nécessaire aux Personnels Navigants Commerciaux.
Elle exerça ce métier pendant cinq ans, navigant sur des vols internationaux. Elle se rendit souvent en Irlande, y noua quelques amitiés, retint quelques expressions typiques qui lui servirent à parfaire son personnage. La vérité est qu’elle fut séduite. À force de le répéter, le mythe finissait sans doute par prendre une place dans son inconscient.
Mais Moïra en eut vite assez de côtoyer la faune des avions. Il y avait les pilotes un peu trop dragueurs, les stewards souvent insupportablement efféminés, les passagers mécontents, grognons, parfois vulgaires et aux mains baladeuses. Elle avait profité d’un plan de restructuration pour partir volontairement.
Puisqu’elle était hôtesse, elle tenta sa chance dans un bar. Plus exactement, profitant de la confusion sans cesse réitérée sur ses origines, elle offrit ses services au Temple Bar, l’unique pub irlandais de la ville.
Bien sûr, le patron lui posa l’inévitable question et eut droit à une réponse qui le laissa sceptique : « Je suis une pure Irlandaise de Vincennes ! » Au-delà de la boutade qui évoquait un fait divers qui ne lui était pas contemporain, il y avait deux mensonges dans la même phrase puisqu’elle n’était pas davantage native du Val-de-Marne que d’une île au nord de l’Angleterre.
Son embauche, c’est son insolence qui la décrocha. Elle laissait supposer d’emblée que cette jeune femme n’avait pas froid aux yeux et saurait tenir tête à une clientèle dont la finesse avait tendance à s’évaporer plus rapidement que l’alcool qu’elle absorbait.
— Je m’appelle John Kerry, se présenta-t-il. Un nom qui aurait pu me permettre d’être secrétaire d’État de Barack Obama, mais je me porte mieux dans la bière.
— Et le monde aussi, de fait ! répondit-elle avec un visage impassible qui ne permettait pas de déterminer si elle plaisantait ou disait la chose sérieusement.
Le Temple Bar était un établissement modeste qui n’avait d’autres ressemblances avec l’institution dublinoise à laquelle il avait emprunté son nom, que d’être situé, au numéro 48, à l’angle de deux rues, possédant ainsi une double façade de bois peinte en rouge, surmontée d’un fronton noir en cartouche dans lequel se détachaient des lettres d’or ombrées de pourpre.
Kerry était visiblement fier de sa réalisation, qui n’avait pourtant qu’un très lointain rapport avec son modèle. Moïra, pour être allé plus d’une fois à Temple Street, trouvait à tout ceci un côté pathétique qui l’enchantait.
Elle ne tarda pas à trouver ses marques dans ce lieu sédentaire qui n’était pas sans lui rappeler les cabines qu’elle avait longtemps arpentées. La clientèle était un peu la même, avec ses grossièretés, ses allusions salaces et ses gestes déplacés. Le seul changement notable était qu’elle avait désormais la possibilité de sortir fumer une cigarette sur le trottoir quand cela devenait trop pesant ou d’éjecter un client qui outrepassait les limites pourtant lâches de la bienséance, chose qu’elle n’eut pas pu faire en vol.
Il semblait que se faire draguer à longueur de temps par des types sans intérêt, plus ou moins saouls en fonction de l’heure, faisait partie intégrante du métier d’hôtesse, à terre comme en l’air. Autant que possible, elle restait froide et hautaine devant leurs assauts, mais il lui arrivait aussi de se montrer cinglante dans ses réparties. La vulgarité lui était insupportable.
Moïra n’avait jamais véritablement recherché la compagnie des hommes. Pas d’avantage celle des femmes, d’ailleurs. Elle n’avait recours à ces derniers que pour des satisfactions éphémères, sa volonté d’indépendance primant sur ses désirs sexuels. Dans les périodes où elle se laissait approcher, elle avait un faible pour les machos dominateurs, fiers de leur virilité, sûrs d’eux. Elle ne prenait jamais autant de plaisir qu’au moment de leur expliquer : « Oui ce n’était pas mal, mais on va en rester là… » Elle aimait alors voir leur mine déconfite, incrédule, colérique, leurs vaines tentatives pour la raisonner, leur abattement, puis cette façon piteuse qu’ils avaient tous de finalement reconnaître leur défaite, si loin des péroraisons préliminaires… Bref ! lorsqu’elle pouvait lire sur leur physionomie les étapes principales du deuil : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation.
Outre les grivoiseries alcoolisées des clients, la jeune femme essuyait aussi régulièrement reproches et vindicte de la part des locataires des immeubles alentour, qui se plaignaient autant du bruit que des nuisances dues aux fumées de cigarettes. Depuis que la loi interdisait de fumer à l’intérieur des lieux publics, les fumeurs se rabattaient sur le trottoir devant le Temple et il devenait impossible de laisser les fenêtres ouvertes aux beaux jours.
L’établissement ouvrait à dix-neuf heures pour fermer ses portes à minuit en semaine, deux heures du matin les vendredis et samedis, et exceptionnellement cinq heures le 17 mars à l’occasion de la St-Patrick, jour où les musiciens étaient un peu mieux choisis qu’à l’ordinaire et se montraient capables d’exécuter des ballades irlandaises sans trop de fausses notes. Le reste du temps, ce qu’on écoutait en fond sonore n’était guère différent de ce qui se jouait dans n’importe quel bar à ambiance musicale.
Après la fermeture, Moïra débarrassait les tables, lançait un dernier lave-vaisselle pendant qu’elle renversait les chaises sur les tables et donnait un rapide coup de serpillière, puis elle rentrait chez elle dormir quelques heures.
À cinq heures trente, après une bonne douche froide, elle enfilait un pantalon de jogging bleu marine, un T-shirt ou un sweat-shirt gris informe selon la saison, nouait autour de son cou ou en bandeau pour retenir sa longue chevelure rousse le foulard de soie qu’elle avait gardé de son ancien uniforme, chaussait une paire de tennis blanches et sortait pour une longue balade à marche forcée. Elle ne courrait pas afin de ménager son dos, mais allongeait le pas sur un rythme qui ne faiblissait jamais.
Elle descendait par l’Allée des Tilleuls, que tout le monde appelait ici avec ironie l’Allée du Maire en référence à l’édile – non pas l’actuel, mais son père ou son grand-père, si ce n’est la génération précédente – qui avait fièrement baptisé cette longue rue bordée de… platanes ! Au bout, c’était la Plaine de loisirs, avec ses allées de terre plongeant dans le sous-bois, sa mare aux grenouilles, sa piste de skateboard, ses terrains de football, ses aires de jeux pour enfants…
Des kilomètres de pistes qu’elle pouvait suivre tranquillement car à cette heure matinale, l’endroit était quasiment désert. Il lui arrivait cependant de croiser quelques promeneurs de chiens matinaux. Presque toujours les mêmes. Elle avait moins peur des molosses que de leurs maîtres, tel ce vieillard qui tentait de dompter un Malamut à coup de cravache et se heurtait toujours à l’impassible inertie du mastodonte qui ne comprenait rien aux ordres contradictoires dont on l’agonisait en permanence.
Ces longues balades étaient pour elle un sas de décompression nécessaire ; elles la lavaient mieux que la douche de cette crasse qu’elle sentait sur elle en permanence au sortir du pub. Elle écourtait volontairement son sommeil afin de pouvoir jouir du petit matin et d’une quasi-solitude qui la libéraient de la fureur qu’elle sentait monter chaque soir au milieu de ces pochards mondains qui se croyaient beaux, spirituels et irrésistibles.


Moïra et moi ne nous connaissions pas autrement que de vue. Nous n’avions jamais échangé le moindre mot, simplement de petits sourires distants comme en échangent les gens qui ont l’habitude de se croiser quotidiennement en un lieu précis, à heure fixe. Une sorte de signe de reconnaissance, une concession minimale à la politesse.
Tout ce que je sais de la jeune femme, je l’ai appris par la suite, grâce aux ragots colportés par celles et ceux qui ne purent résister à la tentation du quart d’heure de gloire que leur offraient caméras et micros tendus.
Pour moi, pendant des mois, peut-être deux ou trois années, elle n’avait été que la jeune femme rousse qui marchait au pas de charge, de l’Allée des Tilleuls jusqu’à la Plaine de loisirs et bien au-delà, mais ce n’était plus mon secteur de balade matutinale.
Nous avions l’habitude de nous croiser à un endroit ou un autre de ce parcours, chaque jour aux alentours de six heures. La seule chose qui variait était la lumière au rythme des saisons et des caprices de la météorologie. Et c’est ainsi que je découvris Moïra, au petit matin… morte !
Son corps gisait, plus qu’à moitié dénudé, les vêtements déchirés, son fin foulard de soie noué autour du cou non pas ainsi qu’elle l’aurait fait elle-même, mais serré jusqu’à l’étranglement.
Elle se trouvait à proximité de la mare aux grenouilles, à peine dissimulée dans les roseaux. C’est d’ailleurs ce qui m’avait permis de la remarquer.
Bien sûr, mon téléphone portable n’avait pas de réseau et il m’avait fallu la laisser seule ici pour m’éloigner vers un point moins hostile afin d’appeler les secours.
On imagine mal dans quel engrenage on met le doigt en de pareilles circonstances ! Ayant découvert le cadavre à une heure aussi matinale, je fus le premier suspect pour la police et le juge d’instruction. Ma chance fut que la jeune fille ait été violée et que l’ADN de son agresseur n’eut aucune correspondance avec le mien. Mais cette histoire a nécessairement bouleversé ma vie.
J’ai dû déménager pour échapper aux regards suspicieux ou seulement curieux de mes voisins et des passants ; là où je vis désormais, je ne me promène plus qu’à des heures d’affluence et dans des lieux publics. C’est encore plus anonyme qu’autrefois, il n’y a pas de jeune femme rousse, blonde ou brune pour me sourire et éclairer ma journée.
Il n’y a plus dans ma vie cette chose impalpable, improbable, qu’était le bonheur de rencontrer Moïra, au petit matin…
 

Toulouse, 6 août 2014.

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