samedi 25 janvier 2014

Le vol des éphémères 2/2

Je suis maladroit !
Véronique, ma Tendresse,
Je suis décidément bien maladroit avec toit ! Mon allusion au coffre hier n’était pas faite pour parler d’argent et te faire penser que je te crois intéressée. Si c’est ce que tu as ressenti je te présente mes plus plates excuses.
Pour le reste, je ne sais pas si je corresponds au mari idéal, mais en tout cas je te promets de tout faire pour m’approcher de l’idée que tu t’en fais. Je veux que notre union soit la plus parfaite possible pour que nous puissions vivre ensemble le plus agréable des bonheurs, c’est-à-dire finalement le plus simple…
Cela ne m’a pas embêté que tu me parles de tes doutes. Si je n’étais pas là aussi pour cela, alors que ferais-je réellement auprès de toi ? Selon l’expression consacrée, je suis là « pour le meilleur et pour le pire ». Aimer quelqu’un, ce n’est rien d’autre qu’être présent à chaque instant pour épauler la personne aimée, dans la joie ou dans les larmes. Je ferai en sorte qu’il n’y ait de larmes que de bonheur.
Je te couvre de bisous de la tête aux pieds en te souhaitant une très bonne journée.
J’ai hâte de t’entendre au téléphone et surtout de te voir demain. Effectivement, c’est une bonne idée d’aller prendre un thé dans ce petit salon recroquevillé au bout de l’impasse. Nous y serons comme dans un cocon, en marge de la rumeur de la ville. Tu es merveilleuse.
Georges.


En transit…
Coucou ma Tendresse,
Je repasse par la maison, en transit vers le bureau, et je me connecte pour voir si tu es là. Hélas ! Pas de Véronique à l’horizon.
Alors je te laisse ce message comme une bouteille à la mer, pour qu’il t’atteigne à un moment ou un autre et te porte les bisous d’un amoureux transit dont je le charge pour toi.
Je voudrais simplement poser ma joue contre ta joue, respirer l’odeur de ta peau, fermer les yeux et savourer cet instant de pur bonheur. Je ferai tout cela demain, je prends patience. L’attente et déjà une partie du plaisir.
Je pose délicatement mes lèvres sur les tiennes, ma langue se fraye doucement un passage et va rencontrer la tienne, s’y enroule et s’active pour que nous mêlions tous deux le souffle de notre amour l’un pour l’autre afin qu’il devienne unique.
Georges.

P.-S. : Je t’écris les choses comme elles me viennent. Je n’ai jamais rien dit de tel à personne. J’espère que ce n’est pas ridicule, mais à vrai dire je m’en moque car cela exprime exactement ce que je ressens pour toi. J’aurais attendu un demi-siècle et notre miraculeuse rencontre pour me mettre à écrire des lettres d’amour. Est-ce bête ! ?


En plein cœur !
Ma tendresse,
Je viens de lire ton mail et je suis abasourdi. Comme le ton est différent du précédent où tu te faisais une joie d’être abandonnée contre moi… Aujourd’hui c’est toi qui m’abandonnes !
Je n’ai pas tout compris. Est-ce une exécution capitale ? Ou une mise en garde supplémentaire ?
Je m’excuse de t’avoir bousculée, ce n’était pas ma volonté. Je t’ai dit « je t’aime », mais ce n’était pas en l’air ni pour te faire fuir. Visiblement j’ai tout raté !
Bien sûr que tu as mon amitié. Il n’est pas question que je te la retire. Pourquoi le ferais-je ? Je t’aime, tu ne m’aimes pas et alors ? C’est la vie hélas ! Sache que je ne regrette rien de ce que j’ai pu te dire et t’écrire. Aussi maladroites (on voit le résultat !) qu’elles étaient, ces lettres étaient les premières lettres d’amour que j’ai jamais écrites. Sans doute étaient-elles « mièvres » comme tu le dis, mais quand on va droit à la sincérité on se moque un peu du style hélas !
Je te demande une dernière faveur : appelle-moi quand tu auras lu ce mail pour me dire si nous déjeunons toujours ensemble à midi et si nous passons une partie de l’après-midi tous les deux, en amis. Je ne voudrais pas réserver le restaurant et me retrouver seul à une table vide.
J’ai besoin que nous discutions, que tu me dises exactement ce que tu veux. Mon amitié, j’ai bien compris et je te l’accorde. Mais dans ton mail tu me dis : « il est trop tôt pour que je te dise je t’aime », cela veut-il dire que tu ne fermes pas définitivement la porte à mon amour ? Y a-t-il un infime espoir ?
Je suis désespéré. Pardonne ma franchise. Ma réaction ne peut qu’être à la hauteur des sentiments que j’ai pour toi. Bien sûr nous sommes des gens raisonnables toi et moi, nous pouvons parler, il n’y aura ni cris, ni larmes.
Je te serre dans mes bras, tendrement, en ami.
Georges (ou ce qu’il en reste).


Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve…
Véronique,
Je te remercie de ta franchise. Pardonne la mienne. C’était peut-être ridicule de te dire « je t’aime » au bout d’une semaine. J’ai essayé de me retenir, mais c’est venu tout seul sur mes lèvres non pas comme un automatisme auquel on ne pense pas, mais comme le jaillissement d’une vérité venue droit du cœur.
Je ne voulais pas aller trop vite ni te faire peur. Je ne demandais qu’à mieux te connaître et me dévoiler en retour. Mais je suis timide et maladroit quand il s’agit d’exprimer mes sentiments, car la pudeur m’étouffe.
Je ne voulais pas t’attacher ni t’empêcher de vivre les expériences dont tu me parlais il y a peu. J’étais fougueux, mais pas impatient car je pensais que nous avions tout le temps devant nous…
Tu me rejettes aussi soudainement que tu es venue à moi. J’aimerai me dire que c’était un jeu pour toi, cependant je sais que ce n’est pas le cas. J’en souffre d’autant plus.
Il est évident que je n’attendais pas que tu feignes de tomber amoureuse de moi, mais je te croyais quand tu disais aimer ma douceur et ma tendresse, je ne doutais pas non plus de la sincérité de tes baisers. Alors quoi ? Est-ce que tu préfères fuir une promesse de bonheur avant qu’il se sauve ? Est-ce que tu as peur que nous fassions fausse route et préfères-tu ne pas courir ce risque ou la chance que cela marche ? Est-ce que tout simplement je ne te plais pas (ce que je peux parfaitement admettre) ?
Je ne sais pas où j’en suis. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.
Quoi qu’il en soit, mon amitié pour toi est sincère, intacte et sans arrière-pensée. Je me conformerai aux règles que tu fixeras afin que tu n’aies pas l’impression d’être « poursuivie ». Pour cette raison, je ne t’appellerai pas à midi car je ne suis pas certain que tu aies envie de m’entendre. Je ne veux pas te forcer. Pour le thé, c’est la même chose : si tu as VRAIMENT envie que nous nous voyions, alors appelle-moi et fixons l’heure. Je serais heureux de te voir en ami.
Voilà ! La balle est dans ton camp. Si tu ne m’as pas appelé avant 14 h 15, je saurais que le rendez-vous est annulé. Quand tu rentreras de chez tes parents, si tu veux me recontacter, mon adresse électronique n’aura pas changé. Moi, je ne t’écrirai pas le premier, j’en prends l’engagement, afin que tu te sentes entièrement libre vis-à-vis de moi.
L’amour que je croyais naissant entre nous se résume à un beau gâchis. Nous n’y pouvons rien, ni toi ni moi, c’est la vie qui veut cela. Mais faisons en sorte, si tu le veux, que notre amitié soit la plus belle des réussites. C’est en tout cas ce que je te propose sincèrement.
Bise.
Georges.


Non, tu n’es pas un monstre !

Véronique,
Je n’ai pas pensé une seconde que tu es un monstre. Je comprends que tu as un vécu et que des choses ont pu te blesser au fil de ta courte vie. Je n’en sors pas indemne non plus. Nous avons tous besoin de nous protéger quelque part ; ce n’est pas de l’égoïsme, c’est une question de survie.
Puisque je suis ton ami, permets-moi de te dire qu’il faut que tu prennes confiance en toi. Tu es une jeune fille de valeur.
Nous nous parlerons tout à l’heure. Ne t’inquiète pas, je n’ai aucun grief contre toi et je ne te demande aucune justification. La vie continue sur un autre plan (celui de l’amitié) c’est aussi simple que cela.
Je t’embrasse affectueusement.
Georges.


Véronique du matin… chagrin !
Bonsoir Ma Tendresse.
Je t’ai raté deux jours de suite… J’ai failli écrire « manqué », mais ce n’est pas si sûr puisqu’il y a un double sens !
Bref, quand tu es du matin je n’ai pas le plaisir de pouvoir discuter avec toi sur Internet et ça me manque. Je suis tout triste… Snif.
J’espère que tu vas bien, que tout se passe au mieux pour toi et que nous nous retrouverons bientôt.
Tout ça pour dire que « loin des yeux, loin du cœur » c’est des conneries ! Je pense à toi très fort et je t’embrasse encore plus fort !
À très vite ou bien tôt.
Georges.


Avant, pendant et après
(et pourvu que ça dure !)

Ma Tendresse,
Si j’ai pu te donner un peu de bonheur au moyen de ce modeste présent, j’en suis comblé !
Je me fais une joie de te revoir le plus tôt possible et je me montrerai encore plus loquace que l’autre jour s’il le faut. Tu verras que je finirai par être saoulant !
Passe une bonne soirée. Je t’embrasse à tous les sens du terme (je te prends dans mes bras et déposes des baisers…)
À très vite ou bien tôt.
Milles tendres et chastes baisers.
Georges.


Un vieux réflexe.

Ma Tendresse,
Je veux te dire combien je suis désolé et contrit de t’avoir mis mal à l’aise tout à l’heure.
Je sais que j’ai la sale manie de fixer les gens. Le malheur est que je ne m’en rends même plus compte de ce vieux réflexe qu’est devenue pour moi l’habitude de lire sur les lèvres des gens dans les réunions trop bruyantes ou dans l’espoir de percer les secrets de certains apartés. Bien sûr je n’ai pas besoin de le faire avec toi, mais je ne parviens pas à me corriger de ce défaut. Je t’en demande pardon.
En tout état de cause, je veux que tu saches qu’il n’y a rien d’inquisiteur dans mes regards sur toi. Simplement le bonheur ébloui d’être avec toi. Je vais néanmoins tâcher de me surveiller, afin que cela n’arrive plus.
Je voudrais que tu prennes confiance en toi et en moi en même temps. Non, je ne cherche pas à te débusquer, à te juger, que sais-je encore ? Cela rejoint ce que je t’ai dit l’autre jour à propos de ton sourire : il m’émerveille et le fait de relever chaque fois que tu en fais un ne signifie pas que tu fais la gueule quand tu ne souris pas !
Ne sois pas autant sur la défensive. Essaye en tout cas, car cela me donne la désagréable impression que je t’agresse et, d’une certaine façon, que je te viole. Bien sûr, je suis à mille lieues de vouloir cela.
Ce petit mot maladroit n’est pas une mise en accusation ; c’est simplement une tentative de te faire comprendre que mes intentions sont honnêtes et que je m’en tiendrais strictement à nos accords même si je te concède que c’est souvent avec maladresse.
Je te renouvelle mes excuses, en espérant que tu voudras bien les accepter.
Passe une bonne soirée ainsi qu’une bonne nuit.
Je t’embrasse.
Georges.


Puisqu’il en est ainsi…

Véronique,
Je ne comprends rien à ce qui arrive.
Quel revirement soudain alors qu’hier matin encore c’est toi qui me pressais de conclure !
Les mots que tu as eus tout à l’heure sont terribles. Je les entends comme un mauvais écho à la réaction exacerbée et boulversante pour moi que tu as eue devant mon regard, en fin d’après-midi, à la terrasse du petit salon de thé.
Ils m’y font penser, sans pour autant éclairer les choses.
Tu me demandes d’en rester là, de ne plus t’importuner avec mes sentiments, de ne pas espérer que nous puissions aller plus loin un jour. Eh bien, soit ! Puisqu’il en est ainsi, je me plie à ta volonté. Plus jamais je ne te dirai de mots tendres. Plus la moindre allusion aux sentiments qui m’animent lorsque je pense à toi.
Restons amis, puisque c’est là tout ce que tu es prête à accepter venant de moi. À compter de cette seconde, de ce message, tu ne seras donc rien d’autre que cela et moi pas davantage.
Ce ne fut qu’un doux rêve.
Ô le douloureux réveil que voici !
Ton ami.
Georges.




Ce dernier message a été expédié par Georges le matin de sa mort. Une dizaine d’heures plus tard, un nouvel accident vasculaire cérébral le foudroyait au milieu d’une réunion à l’Hôtel du Département. Homme de l’ombre, habituellement effacé parmi les notables et les baronnets de la politique locale, il fut pour une unique représentation sous les feux de la rampe. Une sortie tout en pirouette, qui lui ressemble si bien au bout du compte : « Regardez-moi bien, vous ne me verrez plus ! »
L’amitié pure qu’il s’acharnait à proposer à cette jeune femme, aurait-elle fini par l’accepter et qu’en aurait-elle fait ? Il est impossible de le savoir. De cette histoire, nous ne connaissons que les bribes qu’en a laissé Georges. Il a systématiquement détruit les réponses à ses messages. Pourquoi ? Lui faisaient-elles trop de mal, ou était-ce une forme de discrétion ? Mais dans ce cas, pourquoi avoir conservé ses propres textes ?
La seule chose que je sache avec certitude, c’est que Georges a sincèrement été chaviré par l’aide-soignante qui était de service en Réanimation au moment où lui s’y trouvait dans le coma. Des sentiments plus ou moins réciproques les liaient l’un à l’autre, sans qu’ils aient consommé au-delà de quelques caresses plus ou moins précises. Quoi qu’il en soit, elle aura été sa dernière passion. De cela, nul ne peut douter.


« Ma Tendresse ». À aucun moment je ne l’avais entendu appeler quelqu’un ainsi. À mon père il disait « Mon Cœur », à moi « Mon Ange » et jamais il n’intervertissait. Ces surnoms n’avaient rien d’un tic de langage, n’étaient pas interchangeables d’une personne à l’autre. Chaque mot qu’il employait était pesé avant d’être posé. La langue était son outil de travail. Il la maniait avec une précision maniaque telle que rien, jamais, n’était laissé au hasard. Avec un prénom comme le sien, il avait choisi de ne pas l’appeler « Ma Fleur », car il n’ignorait pas que la Véronique est symbole de fidélité. Je veux voir là une marque de cette élégance qui ne l’a jamais quitté. Sa Véronique n’était en effet en rien symbolique de sa fidélité à lui.
Si d’aventure cette idylle était allée jusqu’au bout et s’était poursuivie, aurait-elle réussi à mettre en péril le couple que Georges formait avec mon père depuis si longtemps ? La fidélité qu’ils s’étaient jurée était celle du cœur, la seule qui vaille et qui ait un sens. Cependant, Véronique n’était-elle pas comme une minuscule paille qui met en danger la solidité de l’acier le plus robuste ? C’est en cela – en cela seulement – que cette histoire me dérange. N’était cet aspect de la question, je la trouverais touchante et amusante. Mais il y a ce doute qui me taraude et terni l’image que je m’étais faite de cet homme au fil des jours.


Je ne sais pas pourquoi je viens de te raconter tout cela. Sans doute est-ce une mise en garde, le moyen de t’expliquer que les hommes ne m’inspirent aucune confiance. Je les trouve insaisissables, volages, immatures aussi. Tous. Quel que soit leur âge, leur condition.
Que dirait mon père s’il avait vent de cet épisode ? Ce serait probablement un terrible déchirement pour lui, qui viendrait ajouter à l’épreuve qu’il traverse depuis la disparition subite de l’homme qu’il aimait. C’est donc une découverte qu’il me faudra garder au fond de moi. Un ultime secret partagé avec Georges, mais bien lourd celui-ci.
Il me semble entendre sa douce voix de conspirateur me dire ironiquement : « Tu vois bien que c’est la tête qui n’allait pas… » Mais peut-être n’aurait-il pas envie de tourner ceci en dérision car il ne fait aucun doute que cette fille a compté pour lui. Sans doute beaucoup plus qu’elle n’y a cru.

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