vendredi 3 janvier 2014

Le garçon roux 1/2

« Né au bord de la mer, je finirai au bord de l’amer… » Ainsi Rémi aimait-il résumer sa vie en abordant l’adolescence, alors même que celle-ci ne faisait que commencer. Loin de le démentir, dans ces moments-là, sa voix montrait qu’il avait depuis longtemps franchi la lisière de l’amertume et nageait déjà au large.
« Il faut dire que je n’ai pas été épargné le jour de la distribution, comme si l’on avait voulu faire de moi un condensé d’inconvénients ; comme si Dieu, insouciant ou insoucieux de mon sort, avait souhaité faire une expérience machiavélique ou diabolique », poursuivait-il avec une note d’humour grinçant.
Ce qu’il nommait lui-même ses inconvénients, il les avait découverts petit à petit. D’abord, il y avait eu la couleur de ses cheveux, d’un roux flamboyant. Cela lui avait valu de la part des garçons et filles de ses classes successives la litanie des plaisanteries stupides. On l’avait surnommé "Poil de carotte", ce qui était sans doute le moins méchant de tous les sobriquets dont il fut affublé au long de sa carrière scolaire. On parlait aussi, à propos de sa tignasse épaisse et désordonnée, d’incendie de forêt, de même qu’il eut droit également à l’inévitable question de savoir s’il avait "pris le soleil à travers une passoire", allusion subtile aux taches de son qui constellaient ses joues. D’aucuns lui demandaient s’il était vrai que les roux sentent mauvais, d’autres se montraient plus directs en se pinçant le nez quand ils l’abordaient. C’était stupide et injuste. Cela le vexait beaucoup et entraîna chez lui une inhibition et une timidité dont il ne parvint plus à se défaire.
Un corollaire de la couleur de sa pilosité, moins voyant, était la blancheur et la fragilité de sa peau. Le moindre rayon de soleil mettait le feu à son épiderme, ajoutant ainsi des teintes rose pastel ou rouge vif à l’empourprement maladif qui le gagnait dès qu’on s’adressait à lui.
Le second inconvénient tint à son développement. Il s’avéra être un échalas dans des classes de Lilliputiens. Il fut vite encombré de ce grand corps frêle et anguleux qui était un sujet de moquerie supplémentaire pour ses condisciples. Il refusait le mot de "camarades" car il n’en avait pas vraiment. "Condisciple" avait l’avantage d’annoncer la couleur au sein de sa racine, même si l’on ne trouvait pas de disciple pour en attester la terminaison.
Ce corps qui s’était allongé en finesse avait en outre eu l’outrecuidance de s’accompagner d’une puberté précoce. Sa voix s’était mise à muer, produisant des effets ridicules ; des poils roux soyeux étaient apparus sous ses aisselles, sur ses bras, ses jambes, et bien sûr abondamment au niveau du pubis. Il était en avance en cela, comme il l’était dans ses études.
Lorsque sa voix défaillait dans les aigus, les rires fusaient autour de lui, qui achevaient de le faire rentrer dans sa coquille.
Rémi croyait vivre un calvaire, or la suite devait lui montrer que ce n’était qu’un temps béni à côté de ce qui l’attendait.
Une chose dont la nature n’était pas responsable, c’était le prénom que ses parents lui avaient donné et qu’il n’appréciait pas. Il n’avait certes rien à reprocher à l’ancien évêque de Reims qui baptisa le roi Clovis un 25 décembre et fut pour cela élevé au titre d’apôtre des Francs par son successeur. Mais Rémi était aussi le nom du personnage d’un abécédaire qui se retrouvait dans des situations que le garçon roux jugeait stupides et ridicules, ce qui lui évoquait une ressemblance dont il finissait par attribuer la faute rétrospective à ses géniteurs.
Le préadolescent monté en graine se prit à regarder les garçons de sa classe et de son école avec envie. Il eût souhaité leur ressembler, ne se distinguer en rien, passer inaperçu au milieu d’eux. Être un petit gros insignifiant, mauvais élève, tignasse brune, peau hâlée par les embruns, musclé, sportif, turbulent et moqueur envers les faibles ou ceux qui étaient par trop différents.
Son regard s’attardait souvent sur l’un d’eux au hasard, vague et rêveur. Peut importait lequel, il aurait voulu être chacun d’eux ou tous à la fois. Tous mais pas lui !
Cette attitude passa d’abord inaperçue, mais le plus déluré d’entre eux s’en avisa et en tira des conclusions qui lui semblèrent s’imposer : ses yeux verts devinrent des yeux de pervers ; Rémi était une pédale !
La nouvelle fit le tour d’un petit groupe, puis de la classe avant de gagner l’école et de déborder sur le reste de la ville.
Rémi n’avait conscience d’aucune sexualité. Son membre s’était développé, il lui arrivait parfois de devenir turgescent, de même qu’il avait été intrigué et horrifié par une première pollution nocturne incontrôlée, mais tout ceci ne représentait rien de concret pour lui.
L’incident nocturne s’était produit de façon très bizarre. Il était emberlificoté dans un rêve absurde, une histoire de bélier qui fonçait sur la grille en fer forgé d’un escalier extérieur, s’y emmêlait les cornes et y restait pendu, les pattes battant le vide. Le garçon avait ressenti la douleur de l’animal qui se diffusait dans tout son corps, puis ce fut une sensation de tiédeur sur l’abdomen qui l’éveilla. Dans un demi-sommeil, cette humidité dans la région du bas-ventre lui fit penser qu’il avait pissé au lit, ce qui ne lui était plus jamais arrivé depuis qu’il ne portait plus de couches ; mais après avoir repoussé les draps il fut bien obligé de constater que le liquide était blanc, épais, visqueux et avait une odeur écœurante qu’il jugea proche de l’ammoniaque.
Il venait tout juste d’avoir treize ans, c’était sa première éjaculation et il ne savait pas ce que c’était. Une vague intuition lui suggéra d’essuyer les draps rapidement, de nettoyer la tache avec un gant humide et de se recoucher sans en souffler mot à quiconque. Il n’en fut pas vraiment perturbé, d’autant que si son sexe se dressait quotidiennement au réveil, cela restait presque toujours sans effet… Il ne devait se demander que bien plus tard si, étant né la dernière semaine de mars, le bélier du rêve n’était pas d’un symbolisme évident.
"Pédale" était une insulte courante, passe-partout, il n’y prêta d’abord pas attention tant il avait l’habitude d’être le souffre-douleur du collège. Mais l’insistance avec laquelle on lui attribuait ce terme finit par le dessiller. Il en fut d’abord blessé. Ensuite, il chercha les raisons qui avaient conduit à le désigner comme tel. Sa voix haut perchée, ses regards vagues, son manque de virilité, ses manières légèrement efféminées lui sautèrent alors aux yeux et il se mit à se haïr plus encore qu’il ne l’avait fait auparavant.


Au fond, son enfance avait été sans histoires malgré ce spleen permanent, cette sensation d’être différent et rejeté comme tel par les autres. Il eût été incapable de déterminer si cela l’avait rendu solitaire ou si cet état lui était naturel.
Il aimait errer seul sur la plage, marchant le long de la mer ou se perdant dans les rochers ; partir à la pêche aux crabes, ramasser les coques ou repérer les couteaux de mer dans le sable humide. Il était capable de s’asseoir dans un trou d’eau entre les rochers et de rester caché là des après-midi entiers.
C’est dans les rochers adossés à la falaise qu’il fit la connaissance de Jean-Marie, l’été de ses quatorze ans. Jean-Marie avait deux ans de plus que lui, c’était un adolescent sûr de soi, un petit caïd d’une quelconque banlieue parisienne qui passait ses vacances ici avec ses parents et qui se prit d’amitié pour Rémi. Ses préoccupations de jeune coq l’amenèrent presque naturellement à faire l’éducation sexuelle de celui-ci. Il lui apprit donc à se masturber, lui montrant sans pudeur comment procéder et l’invitant à l’imiter.
La première fois fut laborieuse. Rémi n’éprouvait aucune excitation à voir son nouvel ami s’astiquer le membre de la sorte. Le jet blanc qui fusa jusqu’à un trou d’eau lui rappela douloureusement ses draps souillés et fut pour lui l’occasion d’un dégoût fugace. Son vis-à-vis lui demanda d’en faire autant, mais il avait honte de se montrer nu et ceci ne l’incitait guère à bander.
Il repensa à la scène le soir même au moment de se coucher et fut surpris de l’excitation qui le gagna soudain au souvenir de ces images. Il s’allongea sur son lit tandis que sa main trouvait naturellement le chemin et les gestes qu’il lui fallait faire. La libération fut rapide et abondante, souillant son ventre plat jusqu’au menton. Il s’essuya avec un mouchoir en papier tandis que son cœur battait la chamade et semblait ébranler tout son corps.
Durant le séjour de Jean-Marie, les deux garçons jouèrent quotidiennement à ce petit jeu. Tantôt c’était à celui qui éjaculerait le plus loin ou le plus dru, tantôt à celui qui amènerait l’autre le plus rapidement à la jouissance à grand renfort de caresses réciproques.
Lorsque son nouvel ami regagna la capitale, Rémi se désintéressa de la chose. Ce jeu solitaire n’avait retenu son attention qu’autant qu’il le pratiquait en compagnie. Désormais il ne se manuélisait que rarement, mais toujours en ressassant les images de ce qu’ils avaient fait au pied de la falaise, dans les trous d’eau des rochers. Il avait essayé de s’exciter sur des magazines pornographiques étalant de pulpeuses poitrines, sans résultat probant. Pour lui, cela ne signifiait pas qu’il était pédé, comme on continuait à le dire autour de lui ; simplement qu’il manquait d’imagination et préférait le vécu aux fantasmes.
L’année scolaire passa sur un rythme long et interminable. Rémi attendait les vacances non dans l’espoir de revoir Jean-Marie, mais parce que c’était l’occasion pour lui de retrouver une douce solitude loin de ses persécuteurs. De l’adolescent parisien, il n’avait aucune nouvelle. Pourquoi en aurait-il eu, d’ailleurs ?
La première quinzaine de juillet fut morose. Il allait à la plage, ce qui signifiait pour lui se cacher dans les rochers à l’ombre protectrice de la falaise. Il emportait avec lui un livre de poche qu’il n’ouvrait pas la plupart du temps, se contentant de s’asseoir nu sur un rocher, les yeux tristes, embués de larmes qui ne sortaient pas.
Il y avait en lui une mélancolie qu’il ne s’expliquait pas. Bien sûr, il était le souffre-douleur du collège, c’était insupportable, cependant il n’accordait que bien peu d’importance à ce que les autres pouvaient penser ou dire de lui.
Il ne s’aimait pas, ne voyait pas de justification à sa vie, n’imaginait pas d’avenir qui puisse être plus souriant que ce qu’il avait vécu jusque-là. C’était un état latent et imprécis, ponctué de vagues envies de mort, de l’idée de nager au large jusqu’à épuisement. Cela l’agaçait, il se sentait lâche, se disait qu’il n’avait pas même le courage de son propre suicide s’il fallait que cela eût l’air d’un accident.
Et puis Jean-Marie fit sa réapparition.
Il avait forci, une fine moustache soulignait sa lèvre supérieure, son maillot de bain Speedo avait été volontairement choisi une taille en dessous de la sienne afin de mieux mouler ses formes. Rémi enregistra la chose machinalement, la trouvant passablement ridicule.
L’adolescent lui tendit la main et, tandis qu’il la saisissait, l’attira contre lui pour l’embrasser, ses lèvres se collant aux siennes, sa langue forçant le passage jusque dans sa bouche. C’était son premier baiser. Il eut un haut-le-cœur, mais l’autre le tenait fermement, se montrant insistant. Il finit par se laisser aller à la douceur de cette sensation nouvelle qui n’était pas si déplaisante qu’il avait voulu le croire au départ.
Tandis que leurs langues luttaient, il sentit l’érection de Jean-Marie contre son ventre, ses mains qui lui caressaient le dos et venaient ensuite en reconnaissance vers sa propre érection. Il pensa que tout allait recommencer comme l’an passé, que son ami allait lui donner du plaisir manuellement, ce qu’il lui avait dit s’appeler un "cinq contre un".
— Tu vas voir, je vais t’apprendre de nouvelles sensations bien plus intéressantes et intenses… souffla Jean-Marie en l’obligeant à s’agenouiller à ses pieds tandis qu’il dégageait son sexe du vêtement trop serré.

Lui donnant toutes les indications requises, il l’initia ainsi à la fellation. Ses mains s’agrippaient à ses cheveux afin de maintenir sa tête tout en lui imprimant un rythme soutenu et l’empêchant de se dégager.
Rémi était intrigué et excité. Il imaginait parfaitement ce que serait l’issue de cet exercice et se demandait comment éviter cela. L’odeur du sperme le dérangeait depuis le premier jour, il n’avait aucune envie d’en tester le goût !
Jean-Marie se libéra dans un cri rauque en même temps que ses doigts se desserraient. Rémi eut un spasme de dégoût qui le cassa en deux tandis qu’il crachait et rendait ce qu’il avait ingurgité malgré lui.
— Tu verras, tu aimeras ça. La première fois, ça surprend toujours ! ironisa son ami.
Ce n’était pas une vaine promesse. De fait, les jours suivants, le garçon roux prit de plus en plus de plaisir à emboucher le membre de son compagnon de jeu. Il s’appliquait tout en se masturbant lui-même, conjuguant les rythmes pour parvenir à une libération simultanée de leurs jouissances respectives. Le maître se montrait plus que satisfait de son élève, aussi jugea-t-il qu’il eût été criminel de ne pas poursuivre plus loin cette initiation.
Un soir, il mit fin à l’exercice en son milieu ; faisant se relever Rémi, il le plaqua contre un rocher.
— Je vais t’emmener au ciel et te faire voir les étoiles, murmura-t-il.
Il prit son tube de crème solaire qui était posé non loin dans sa pochette de plage, afin d’en enduire copieusement l’anus de son compagnon avant de s’introduire en lui de façon plutôt brutale.
La douleur fut fulgurante. C’était une brûlure insupportable qui le fit hurler.
— Respire à fond, ça va passer… T’en fait pas, j’ai pas mis de préservatif à cause de la crème grasse. Ça ne servirait à rien. Mais je me retirerai à temps…
Sachant qu’elle était inéluctable, Rémi avait malgré tout imaginé que la chose arriverait différemment. Tout cela n’avait rien de romantique. Jean-Marie ne l’aimait pas, il se servait de lui pour son plaisir, pour tuer la vacuité de ces vacances en famille auxquelles il ne pouvait échapper. Lui non plus ne l’aimait pas ; pour aimer quiconque il faut commencer par s’aimer soi-même.
Il ne l’aimait pas, cependant il lui savait gré de cette initiation au plaisir. Jean-Marie, il le savait, lui avait ouvert les yeux sur une réalité qu’il n’avait pas su comprendre seul, malgré les quolibets des autres garçons. Il était bien un pédé, et toute cette semence qu’il répandait en suçant son compagnon ou se faisant prendre par lui le lavait de l’insulte idiote et infamante.

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