jeudi 10 octobre 2013

La Sortie des écoles 3/3

TROISIÈME PARTIE


Plusieurs considérations étaient intervenues dans la décision de M. Raymond de faire valoir ses droits à la retraite, ce qu’il n’avait pas fait de gaîté de cœur. Il y avait eu son âge, bien sûr, ajouté à une certaine lassitude de toujours répéter les mêmes choses avec le sentiment de n’être jamais véritablement écouté, mais aussi la réforme qui s’annonçait avec la suppression de la matière qu’il enseignait et surtout le projet de restructuration du collège qui prévoyait la destruction des ateliers à la place desquels serait érigé un nouveau bâtiment de béton accueillant des classes flambant neuves. Sans doute était-ce ce dernier point qui avait emporté la décision. La démolition du lieu où il avait passé tant d’années lui semblait une condamnation personnelle de l’action qu’il avait tenté de mener tout au long de sa carrière. De nouvelles classes de mathématiques là où l’on n’enseignerait plus le travail manuel et la beauté du geste, c’était le point d’orgue au mépris dans lequel on tenait de plus en plus les manuels de ce pays ; proprement insupportable !
Cette retraite qu’il n’avait pas réellement souhaitée, il ne s’y était pas préparé. Que faire de sa vie, désormais ? C’était un homme seul et solitaire.
Comme chaque année, il était allé passer les vacances d’été dans la petite maison de son enfance, dans un village perdu de Haute-Loire. Il y avait couru les bois à la cueillette de quelques champignons, passé des heures à guetter le bouchon d’une ligne qui lui apportait plus souvent le goût de la sieste que celui du poisson. Il était allé sur la tombe familiale, avait rendu visite à deux camarades d’école qui n’avaient jamais voulu bouger d’ici pour gagner la ville comme tous les autres l’avaient fait. Des petites choses, des petits riens sans nostalgie aucune.
Il avait passé sa vie à avancer, un pied devant l’autre, résolument concentré sur le présent, sans souci d’avenir et surtout sans jamais se retourner sur hier. Que sa jeunesse ait été héroïque dans la période troublée de l’histoire où elle s’était déroulée ne lui procurait aucune fierté particulière ; il estimait avoir fait ce qu’il devait, ce qui ne donnait droit à aucun mérite. Il était bien placé pour savoir à quel point le courage que tout le monde avait salué chez lui était avant tout de l’inconscience. S’il avait réfléchi une seconde à la moindre de ses actions d’éclat, elles eussent été moins nombreuses. La suite de sa vie a parfaitement prouvé cet axiome, il a trop pensé et perdu la soif d’agir. Des occasions ont été manquées, des combats esquivés qui lui auraient sans doute ouvert d’autres bonheurs que cette vie calme et plate qu’il avait voulue et dont il s’était toujours montré fort satisfait.
Les vacances achevées, il était rentré chez lui. Par habitude. Ces jours étaient-ils autre chose qu’une longue succession d’habitudes plus ou moins grandes ?
Il avait retrouvé son trois-pièces avec plaisir. La minuscule cuisine, le salon confortable, la chambre spartiate et la seconde chambre qui avait été transformée en atelier, celle où il se tenait le plus souvent.
Le jour de la rentrée, sans même y penser, il s’était préparé et avait pris la direction de la rue Jules Ferry. Il s’était rendu compte de sa méprise alors qu’il arrivait à la hauteur du Drakkar. Il n’avait aucune raison de poursuivre jusqu’au collège, tout cela était terminé pour lui ! Alors il était entré dans l’estaminet – un des mots désuets qu’il affectionnait – et avait demandé qu’on lui serve un café à une table près de la baie vitrée d’où il avait regardé les gamins se diriger vers les écoles du bout de la rue. Il pleuvait, c’était une rentrée triste, mais lui ne l’était pas.
Quand la rue fut redevenue déserte, il avait payé sa consommation et était rentré chez lui, d’où une force irrésistible l’avait fait sortir à nouveau en fin de matinée. Il était retourné s’attabler derrière la vitre du Drakkar pour assister au retour à la maison des élèves qui n’étaient pas demi-pensionnaires. Il était ensuite revenu au moment de la reprise après le déjeuner et le soir pour la sortie.
Le lendemain, le même manège se produisit et tacitement il convint à part lui que c’était déjà devenu une nouvelle habitude. Habitude à laquelle il ne dérogea pas une fois en dix ans.
Au Drakkar, il s’asseyait toujours à la même table. Dans les premiers jours, il était arrivé une fois que celle-ci fut occupée et il s’en était montré visiblement si contrarié que la patronne avait fait en sorte que celle-ci lui soit réservée depuis lors. Il n’y avait pas eu de négociation en ce sens, aucun mot – même de remerciement – n’avait été échangé entre eux. M. Raymond n’était pas un bavard, il adressait difficilement la parole à des inconnus. Or, même après une décennie, Marlène resterait à jamais une étrangère pour lui, comme lui serait un étranger pour elle et les habitués de son établissement. La meilleure preuve en serait les ragots que tous colporteraient dans son dos, jusqu’à la dénonciation anonyme dont il serait l’objet auprès du commissariat de police.
Il n’avait été que modérément surpris, le jour où ce flic l’avait abordé sur le trottoir alors qu’il sortait du café. Sans doute le plus mal à l’aise des deux avait-il été ce jeune inspecteur qui l’avait tout de suite reconnu. Un de ses anciens élèves dont lui ne se souvenait que très vaguement. Fort embarrassé, ce dernier avait essayé de poser ses questions de la manière la plus impersonnelle possible tant il sentait lui-même combien elles étaient stupides pour qui connaissait le “suspect”.
— Vous vouliez voir celui que tout le quartier surnomme “La Sortie des écoles”, jeune homme ? avait lancé M. Raymond avec l’ironie amère dont il usait souvent.
— Ah ! vous êtes au courant ? avait piteusement répliqué l’autre.
— Tous ces ivrognes ne sont pas très discrets, vous savez…
Le policier l’avait interrogé pour la forme, avançant prudemment ses questions. La conversation avait été cordiale, ils parlaient en faisant quelques pas sur le trottoir devant Le Drakkar.
M. Raymond avait expliqué calmement qu’il ne faisait aucun mal. Après tout, y avait-il une loi qui interdisait d’aller au café quatre fois par jour et de n’y jamais consommer une goutte d’alcool ? Il serait bien difficile de le coffrer un jour pour ivresse sur la voie publique, puisqu’il ne buvait pas.
Cessant là toute dérision, il avait précisé qu’il ne pensait pas à mal en venant s’installer dans un café pour voir passer des générations de gamins à qui il n’aurait pas l’occasion de transmettre un peu de son savoir. Contrairement à ce que l’on pouvait chuchoter dans son dos, ce n’était pas un vieillard libidineux. Sa libido était morte il y avait bien longtemps, en 1944, dans le XVIe arrondissement de Paris. Sans doute un jeune policier comme son interlocuteur avait-il entendu parler du 93 rue Lauriston et de son collègue Pierre Bonny ?
 À l’époque, ironie du sort, le jeune Raymond opérait sous le pseudo de Manuel. Il avait participé à bien des opérations du maquis en Haute-Loire, c’était une sorte de héros pour beaucoup, et surtout pour une jeune fille de Saint-Chély-d'Apcher, voisine Lozérienne aussi impliquée que lui dans la Résistance. Tous deux avaient fait des projets, imaginé ce que serait leur vie une fois les combats achevés et la victoire acquise. Pour ces projets-là, ils avaient redoublé d’ardeur et de risques.
Ils étaient montés à Paris presque au même moment, ignorant chacun que l’autre appartenait à un réseau différent, pour prendre contacts avec un responsable national. Il ne sut jamais si ce fut le hasard, la malchance ou un piège qui les fit arrêter presque au même moment sans qu’ils le sachent. Ils avaient été torturés, mutilés… Il avait eu le malheur de survivre. Sans elle… Depuis lors, l’amour, les grands sentiments, ou simplement le désir n’avaient plus aucun sens pour lui.
Les gamins qu’il regardait aller à l’école, c’étaient tous ceux qu’il n’avait pas pu avoir avec Marie. Tous ceux à qui il avait essayé de transmettre l’amour du bois et des matériaux nobles, le goût du geste précis, étaient autant de garçons et de filles qui auraient pu être les siens. S’il y avait perversion dans tout ceci, alors il voulait bien l’admettre. Mais qu’on ne vienne pas l’accuser de désirs malsains ni d’une quelconque équivoque. Il s’était battu et avait payé de sa personne pour que tous ces pochetrons puissent refaire le monde entre deux vins et accuser n’importe qui de n’importe quoi comme au bon vieux temps des Kommandanturs, en cela seulement il était coupable. Oui, il s’était montré léger de risquer sa vie et son idéal pour… ça ; mais pas davantage !
Le policier l’avait laissé parler. Il se souvenait des cours de travaux manuels qu’il avait suivis sous le regard las et parfois courroucé de cet homme. Il comprenait mieux à présent à côté de quoi il était passé, l’injustice avec laquelle on avait traité ce professeur, la foi que celui-ci avait toujours placé non seulement dans son métier mais aussi dans les hommes.
Ils s’étaient séparés en se serrant la main, comme si leur échange n’avait été que la banale rencontre entre un ancien élève et un professeur à la retraite. Il n’y avait pas eu le moindre rapport sur cette entrevue et la fiche de dénonciation avait été simplement déchirée.
M. Raymond était retourné au Drakkar dès le lendemain, sans un mot, comme si de rien n’était. Ses détracteurs en avaient été pour leurs frais. Cela ne les avait pas calmés, mais rien n’aurait pu le faire.
Les années s’étaient succédées, jusqu’à l’arrivée de Bruno. De Bruno, M. Raymond se souvenait parfaitement. C’était le gosse à qui il avait confié son dossier de demande retraite. Un bon garçon, sérieux et appliqué. Le fils idéal qu’ils auraient pu avoir avec Marie. Pourtant, le vieil homme avait feint de ne pas le reconnaître, lui appliquant la même mise à distance qu’à quiconque.




Vingt heures trente. Bruno n’a d’autre choix que de faire demi-tour. Il ne sert à rien de rester planté devant ces boîtes aux lettres où ne figure plus le nom de son vieux professeur. Celui-ci a disparu. Probablement ne saura-t-il jamais ce qu’il est devenu.
Un bruit de raclement vient du fond du couloir, qui le fait sursauter. Apparaît alors une femme d’un certain âge, qui tire une énorme poubelle en plastique. Sans doute la concierge du lieu.
— Vous cherchez quelque chose ou quelqu’un, jeune homme ? Lance-t-elle sans s’arrêter.
Bruno hésite, mais la curiosité est la plus forte.
— Il me semblait que M. Raymond habitait cet immeuble, dit-il d’un ton interrogatif.
— Oui, il y habitait, effectivement.
— Je ne vois plus son nom sur les boîtes aux lettres…
— C’est qu’il n’est plus ici.
On ne peut pas dire qu’elle soit revêche, plutôt méfiante. Sans doute attend-elle une question directe à laquelle elle pourrait faire une réponse précise.
— Je suis un de ses anciens élèves. Je voulais prendre de ses nouvelles car cela fait quelque temps que je ne l’ai pas croisé…
Avant même que la réponse n’arrive, Bruno voit dans les yeux de la concierge la confirmation de ce qu’il craignait. Au fond, sans doute n’est-il venu ici que pour en avoir le cœur net.
— M. Raymond nous a quittés. Il est mort subitement au début de l’été. Le premier jour des vacances scolaires. Je m’en souviens parfaitement car je me suis fait la réflexion que c’était une preuve de plus de sa conscience professionnelle, dit-elle en haussant les épaules avant de recommencer à tirer son container jusque sur le trottoir.
Bruno a de la peine. Il repense aux applaudissements, aux larmes de son professeur, à tout ce qu’il a entendu dire sur lui au Drakkar
Une question s’impose à lui, qui le poursuivra sans doute jusqu’à la fin de ses jours : sa propre indifférence était-elle préférable à la suspicion malsaine de tous les autres ?
 
Toulouse,
30 septembre - 7 octobre 2013.

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