samedi 31 août 2013

Avec vue sur la vie 5/5

V
PATIENCE
(1957-2002)

Marinette rêve devant le cadavre de Charles. Elle repense à l’enchaînement des événements, depuis ce jour lointain où elle a quitté la ferme familiale pour prendre son poste à l’Auberge du Père Guilhaume. Elle se demande comment elle a pu se laisser avoir par ce beau parleur dont elle se méfiait pourtant, se rendre à ses arguments et finir par l’aimer sincèrement malgré les zones d’ombre, les petits mensonges jusqu’à la trahison finale.
Elle hésite entre l’apaisement de le voir mort sur ce lit et la rage qui revient la submerger avec une violence inouïe, dont elle se croyait pourtant à jamais libérée.
Cependant, ce matin, devant ce corps froid et roide, elle tient enfin sa revanche. Après avoir tout détruit autour d’elle, ce qu’il avait construit pour lui-même va lui revenir. Il n’est pas question de l’argent que cela représente, dont elle n’a que faire puisqu’il n’y a personne à qui le transmettre, mais de l’immense satisfaction d’avoir le dernier mot dans cette histoire nauséabonde.
Toutes les avanies qu’elle a subies, les vexations qu’il lui a fallu endurer, tout cela vient de se solder ce matin. Il est là, renvoyé au néant dont il n’aurait pas dû sortir.
Depuis des décennies, Marinette a confronté sans relâche ses souvenirs personnels aux informations historiques qu’elle a pu trouver. Elle a reconstitué patiemment ce qu’elle pense être le parcours de cet escroc et sans doute de cet assassin. Elle ne l’a jamais dit à quiconque, pourtant elle est persuadée que le Père Guilhaume n’a pas été exécuté par hasard. Ce n’est pas non plus la vengeance d’un partisan zélé ou d’un voisin jaloux, ça ne peut qu’être l’œuvre de quelqu’un qui savait que la seconde valise contenait autre chose que du linge défraîchi. Or, mis à part Charles, qui était au courant de la donation de l’auberge et des projets de fuite d’Auguste ? Le notaire, bien sûr, mais il était peu probable que celui-ci ait pu rester en embuscade, attendant le moment propice. Cette patience-là, le défunt l’avait certainement eue. Elle l’imaginait très bien, tapi dans un fourré, attendant l’heure où le fuyard prendrait la route. Qui sait, peut-être lui avait-il non seulement soufflé l’idée du départ en même temps que l’heure adéquate ?
Tout cela n’était que conjectures. Pourtant, le raisonnement se tenait plutôt bien. En tuant Auguste et lui subtilisant son magot, Charles se remboursait des sommes qu’il avait dû abandonner chez le notaire pour payer les frais de la donation de l’Auberge.
Une chose la tracasserait jusqu’au bout, cependant. Qui avait eu l’idée de cette donation ? Était-ce un geste spontané et sincère du vieil aubergiste ou bien une arnaque supplémentaire de l’escroc bordelais ? Elle espérait et voulait croire à toute force que le Père Guilhaume avait voulu transmettre son bien à quelqu’un qui y était attaché et en prendrait soin, même si ce devait être avec l’arrière-pensée de le récupérer à son retour. Pourquoi ne serait-il pas revenu, une fois la situation apaisée, les rancunes éteintes ? Elle lui aurait tout rendu, d’ailleurs, car elle n’aurait jamais pu se sentir chez elle si elle avait su qu’il pouvait revenir.

Charles est là, dans ce lit, aussi mort que l’était Dick ce soir de décembre 1983, squelettique, ayant perdu toute sa superbe de mâle noir irrésistible. Il avait souffert, supplié vainement Dieu et les Hommes sans que personne ne puisse rien pour lui. Charles le regardait se disloquer de jour en jour, atterré et angoissé par cette situation horrible, et Marinette semblait n’avoir qu’un regard blasé pour cette agonie qui ne la concernait que de très loin. Pour elle, Dick était mort par un bel après-midi de 1957. Enfin, disons plutôt par un après-midi ensoleillé parce que, pour ce qui est d’être beau, elle ne voyait pas très bien à quoi l’adjectif pouvait correspondre dans l’histoire…
Elle était seule à la réception de l’hôtel, lorsque ce couple d’Anglais était venu se plaindre de la chambre qu’on lui avait attribué. Ils faisaient du scandale et il était nécessaire de trouver une solution. Marinette ne s’occupait exclusivement que de la partie restauration, elle n’avait pas l’habitude de la partie purement hébergement. Elle avait vainement cherché l’un des deux gérants, consciente qu’il fallait trouver une solution au plus vite afin d’éviter un attroupement à la réception. Comme elle ne trouvait personne, elle avait jeté un coup d’œil au registre et au tableau des clefs pour voir ce qu’il était possible de proposer aux deux grincheux. Il restait une suite au quatrième étage, il suffirait de la leur proposer au prix de la chambre qu’ils n’aimaient pas.
Avant de s’y résoudre, par acquit de conscience, elle voulut aller s’assurer que tout était en ordre là-haut et qu’elle n’aurait à souffrir aucune autre récrimination. Elle prit la clef au tableau et monta par l’assesseur.
Discrète par nature, Marinette se déplaçait toujours silencieusement. Elle mettait un point d’honneur à ne faire aucun bruit en tournant les clefs dans les serrures et poussant les portes. Elle savait que ces bruits anodins deviennent vite insupportables quand ils sont répétés de chambre en chambre dans les hôtels. Il fallait savoir respecter le repos de la clientèle ne rien faire qui puisse déclencher son ire.
Elle entra donc silencieusement dans la suite du quatrième et resta interdite devant le spectacle qui s’offrait à elle et dont elle n’est toujours pas remise quarante-cinq ans plus tard.
Charles et Dick étaient sur le lit. Nus tous les deux. Le premier, à genoux, la croupe en l’air tandis que le second le chevauchait sauvagement.
Elle était comme fascinée par ce membre noir, énorme, qui entrait et ressortait en rythme du derrière de son mari, en même temps que l’horrifiaient les râles de plaisir échappés de cette bouche qui lui susurrait encore des mots tendres quelques heures plus tôt, au cours du déjeuner.
Bien sûr, elle avait entendu des choses sur cette sorte d’amours, mais cela lui avait toujours semblé irréel, inventé de toutes pièces pour faire peur, comme on prétend qu’il existe un enfer pour retenir les fidèles au bord du péché mortel.
Elle s’était retirée sans plus de bruit qu’à son entrée dans la pièce, avait refermé la porte à clef et était redescendue à la réception où elle avait informé le couple de râleurs qu’il n’y avait pas d’autre chambre de disponible. Si la leur ne convenait décidément pas, elle leur proposait de chercher un autre hôtel à leur convenance. Néanmoins, la totalité de leur réservation leur serait retenue comme cela était prévu au contrat.
Leur mine profondément choquée ne lui fut d’aucun réconfort. Elle attendit qu’ils regagnent leur chambre en ronchonnant et quitta la réception à son tour.
Elle alla chercher son sac à main et ses gants de fil, puis elle sortit dignement sans le moindre regard pour ce qui se passait autour d’elle. Il lui fallait réfléchir à tout ce qu’elle venait de voir et de comprendre en l’espace de quelques secondes. Surtout ne pas réagir à chaud en s’emportant, prendre le temps de tout peser afin de ne pas se faire avoir une fois de plus, une fois de trop !
Elle passa l’après-midi sur la plage, fixant la mer, inconsciente des larmes qui débordaient de ses yeux et coulaient drues sur ses joues où le rimmel se diluait de façon grotesque. Elle se sentait trahie. Non pas tant par son époux, car elle en avait plutôt l’habitude, que par Dick en qui elle croyait avoir un allié depuis la fin de la guerre. Il n’était pas question de se laisser faire ni de partir sur un coup de tête. Sinon par le capital, cet établissement était aussi le sien par l’investissement personnel qu’elle y avait apporté.


Lorsqu’elle rentra le soir, tenant dans ses bras un chaton abandonné qu’elle avait trouvé grelottant de peur dans une ruelle, sa décision était prise. Elle allait leur faire payer tout cela, jour après jour, jusqu’au Jugement dernier.
— Je vous présente Patience, ma nouvelle compagne, dit-elle en les croisant tous deux dans le hall.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Je ne veux pas de ça ici, répliqua Charles d’un ton qu’il jugeait sans appel.
Elle le toisa posément et, sans même élever le ton, annonça la couleur d’une façon involontaire crue.
— Désormais, Charles, je m’occuperai de ma chatte et Dick de ton cul… Il semble faire cela très bien.
— Chassez le naturel, il revient au galop ! Quelle vulgarité de fille de ferme… lâcha son mari, dans une moue méprisante.
— Les insultes du garçon d’écurie que j’ai vu cet après-midi dans la suite du quatrième ne pourront plus jamais m’atteindre, tiens-toi le pour dit.



Les années qui suivirent furent terribles. Hormis pour les questions de travail, Marinette n’adressait pratiquement plus la parole aux deux hommes. Elle avait investi la suite du quatrième et en avait fait son appartement personnel. Elle s’y enfermait le plus souvent avec Patience, à qui elle racontait la litanie des avanies qu’elle avait endurées depuis si longtemps.Extérieurement, rien ne paraissait de cette nouvelle situation. Pour tous, les apparences étaient sauves, ce qui était bien le principal aux yeux de Charles. Cette nouvelle situation lui convenait tout à fait, qui tenait sa femme éloignée de lui tout en lui laissant le champ libre pour vivre plus étroitement sa passion pour Dick.
De son côté, Dick sentait bien qu’il avait perdu plus qu’il ne gagnait dans cette nouvelle donne. Il éprouvait une amitié sincère pour Marinette et cela le chagrinait que ce ne fut plus réciproque.
Les affaires tournaient on ne peut mieux ; l’argent rentrait, permettant de nouveaux investissements. Au début des années soixante-dix, Charles fit l’acquisition d’une boîte de nuit à Caen. Il y passait la plupart de ses soirées. À soixante-trois ans, il était comme un enfant gâté émerveillé par son nouveau jouet.
Dick s’ennuyait un peu. Il prit l’habitude de retourner au pays de façon régulière. Il partait rendre visite à d’anciens camarades de combats qui avaient été démobilisés à San Francisco et n’en avaient plus bougé depuis.
En 1974, alors que Valéry Giscard-d’Estaing remontait les Champs-Élysées à pied le jour de sa prise de fonctions, Patience rendit son dernier souffle devant la télévision. Marinette en fut très affectée, elle décida de faire naturaliser la bête. Elle se fit indiquer l’adresse d’un taxidermiste à qui elle remit le cadavre de l’animal ainsi que son coussin préféré en expliquant qu’elle voulait le retrouver en boule, apaisé et endormi sur ce coussin quand elle rentrait chez elle le soir. La demande ne parut pas saugrenue à l’artiste qui s’exécuta avec soin. Dès lors, Patience mérita pleinement son nom ; elle attendait près de sa maîtresse, veillant sur ses peines et espérant le retour de la joie.
Au début des années quatre-vingt, Dick revint malade et affaibli d’un dernier voyage à San Francisco. On parlait alors d’un étrange cancer qui s’attaquait aux hommes qui aimaient les hommes. On ne savait pas trop comment cela s’attrapait et encore moins comment le soigner. Les chances de survie étaient nulles. Dick parvint pourtant à traîner deux ans avant de partir dans d’effroyables souffrances.
Le chagrin et la peur de Charles furent le signal de la revanche pour Marinette. Elle entretint chez lui la peur de la maladie, l’idée que son compagnon l’avait nécessairement contaminé avant de disparaître. Il tomba peu à peu dans un état dépressif où elle le maintint le temps de le forcer à signer quelques papiers, parmi lesquels les procurations nécessaires à la réalisation de leur patrimoine immobilier.
La boîte de nuit fut cédée assez rapidement et prit le nom de discothèque, pour l’hôtel se fut à la fois plus long et plus juteux. L’Auberge, qui lui appartenait toujours en propre, resterait en gérance et servirait de protection en cas de nécessité. Plus tard, elle la léguerait à ces neveux et nièces qui en feraient ce que bon leur semblerait.
Le compte en banque plein à craquer, Marinette fit admettre Charles à l’hôpital le temps d’un voyage à Bordeaux. Elle y fit les démarches qui s’imposaient pour trouver un pied à terre digne du confort qu’elle méritait et du standing qu’elle revendiquait désormais.
— Que cherchez-vous exactement ? demanda l’agent immobilier.
Sa réponse était prête depuis bien longtemps, elle l’énonça de façon claire et précise.
— Un vaste appartement lumineux, confortable, avec vue sur la vie !
— Avec vue sur la ville ? se méprit l’homme.
— Non, j’ai bien dit : “avec vue sur la vie”. Je vais avoir soixante et un ans, je crois que je l’ai bien mérité.
Lorsqu’elle eut visité deux ou trois appartements, elle se rabattit sur le premier, pour lequel elle avait éprouvé un véritable coup de cœur. Le fait de disposer de la somme nécessaire à son achat permit d’accélérer la vente autant qu’il était possible. Ils emménagèrent à la fin septembre.
Charles était nettement diminué, cela n’avait rien à voir avec une quelconque déprime. Ce n’était pourtant pas le sida, comme on appelait finalement ce cancer spécial. Il faudrait encore des mois avant que l’on parle à son sujet d’un Alzeihmer.
En entrant dans l’appartement, Marinette déposa Patience bien en vue dans la chambre de son mari, comme si celle-ci devait le veiller ou le surveiller.
— Voilà, Charles, Patience est auprès de toi comme je l’ai toujours été. Elle attendait son heure pour te marquer sa victoire qui est aussi la mienne. Désormais tu es à moi, tu n’auras plus personne pour chanter tes louanges, nous ne serons plus que tous les deux et nous savons pertinemment à quoi nous en tenir en ce qui te concerne. Tu n’as plus qu’à attendre la mort, je l’attendrai avec toi et avec Patience. Enfin, je veux dire la tienne car j’espère bien qu’il me restera quelques années pour en profiter.

Cette scène datait de près de vingt ans. Il avait tenu tout ce temps, avec plus ou moins de lucidité selon les époques. Mais lorsque Marinette se penchait sur lui, il y avait toujours une lueur de panique dans ses yeux, comme si un recoin de conscience restait en éveil pour le prévenir que cette femme lui voulait du mal.
Cependant, Marinette voulait-elle le moindre mal à qui que ce soit ? Pour elle, elle ne réclamait que son dû. Un peu de bonheur simple que ne pourrait plus souiller son mari, malgré les couches qu’il fallait changer.
 

Toulouse,
13-18 Août 2013

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