dimanche 26 mai 2013

Nous qui survivons 3/3

- Manuel fait le vide. Les premières semaines de l’arrivée de Manuel au sein de notre petite troupe se passèrent sans incident. Il s’était agrégé à la cour de Paul dans laquelle il avait été amené par hasard, étant à la remorque d’un de ses amis qui en faisait déjà partie. Il donnait l’impression d’être timide et insignifiant, pour autant que nous puissions en juger. Au vrai, nous ne lui accordions pas beaucoup d’attention, continuant à faire la fête sur notre lancée, accueillant ce nouveau venu de façon très vague, avec l’idée que ce serait un satellite vite absorbé par l’orbite d’une autre planète que la nôtre.
C’était compter sans la passion de Paul pour la nouveauté, les corps inexplorés. Il en usa avec Manuel comme il l’avait fait maintes fois avec bien d’autres jeunes hommes. Sans y accorder davantage d’importance. Cependant, il fut pris à son propre piège.
Manuel venait d’arriver en ville, louait une chambre dans un hôtel minable mais déjà bien assez cher pour sa bourse plate. Il s’en ouvrit à Paul un soir et ce dernier lui ouvrit la porte de la chambre d’ami. On connaît la suite…
Peu à peu, Manuel fit sa place dans le groupe, avec gentillesse et persévérance. Il usait d’un charme discret pour s’imposer à tous sans qu’il n’y paraisse rien. Aussi, nous l’adoptâmes de bon cœur. Ce fut le dernier été de la bande.
À l’automne, Paul et Manuel donnèrent l’impression de se cloîtrer chez eux afin d’y vivre leur amour discrètement. Il y eut quelques invitations à dîner chez l’un ou l’autre, une ou deux sorties au restaurant de Gabriel et François, puis nos relations se distendirent peu à peu.
Je n’éprouvais pas d’amertume particulière. Il était tout à fait normal à mes yeux que le couple se recentre sur lui-même, que Manuel accompagne Paul dans les sorties pour lesquelles j’avais moi-même remplacé Ziane pendant un certain temps.
Il m’arrivait d’avoir Paul au téléphone, c’était l’occasion pour lui de me répéter que j’étais le seul homme qu’il épouserait car j’étais bien plus facile à vivre que les autres. Je sentais derrière ces propos une certaine critique à l’encontre de Manuel, mais qu’il ne développait pas. Sauf peut-être une fois où j’appelais pour les convier à un repas intime ; il me répondit alors clairement : « Ce serait avec le plus grand plaisir, mais La Traviata mettra son veto à tous les coups… » Je trouvais le surnom amusant, me souvenant que Manuel se plaignait toujours d’un coup de froid pour tenter d’abréger les fêtes nocturnes du dernier été.

- Mort de Gabriel. Il arriva deux ou trois fois que je trouve porte fermée aux Deux Frères, l’hiver qui suivit l’éclatement du groupe, en 1989. Le rideau de fer était tiré et aucun écriteau ne donnait la raison de cette fermeture inhabituelle. J’en étais contrarié sans penser à m’inquiéter.
Rencontrant Paul dans la rue au début du printemps, celui-ci m’annonça que Gabriel était atteint du sida. Les espoirs étaient très minces, ce qui était le meilleur euphémisme connu pour une mort annoncée.
Trois semaines plus tard, Paul me téléphona au bureau pour me dire que Gabriel était parti dans des souffrances terribles et que l’enterrement se ferait dans la plus stricte intimité.
Je sentais de la colère dans sa voix, aussi m’efforçais-je de le faire parler. Il était abattu et avait un sentiment d’abandon. Il semblait nourrir une certaine rancœur contre le défunt qui ne s’était pas assez protégé. Il incriminait Mathias, le dénonçait comme vecteur de la contamination. Gabriel n’avait jamais su résister à la tentation d’un droit de cuissage patronal.
Trois mois plus tard, alors que François avait rouvert le restaurant, nous allâmes y dîner avec Paul et Manuel. Ce fut notre dernière rencontre. Je ne devais plus jamais revoir ni Paul ni François.
Comme nous quittions le restaurant – après que François m’eut pris longuement dans ses bras, les larmes aux yeux, pour me remercier d’être venu alors que la plupart des anciens clients et amis semblaient s’être donnés le mot pour éviter l’établissement –, comme je demandais à Paul ce qu’il en était de la santé de François, il me fit le signe précédemment décrit, pour conjurer le sort, en disant : « Je ne veux plus jamais parler de ça. »
Avec le recul, J’en suis arrivé à la conclusion que ce fut la façon qu’il avait trouvée pour me faire comprendre que lui-même était atteint. Sur le moment, je n’ai pas voulu le voir ; pourtant j’avais toutes les cartes en main.
La manière dont il avait insisté sur la culpabilité de Mathias n’était pas anodine, je savais bien que lui aussi avait entraîné le jeune homme chez lui un soir après que nous eussions une fois de plus fait la fermeture. Le reproche n’était pas tant d’avoir contaminé Gabriel que de l’avoir contaminé lui aussi. Et si Mathias n’y était pour rien, c’en était un autre de ceux qu’ils s’étaient échangés avec le restaurateur.
Personne n’avait de reproches à faire. Pour ce que nous en savions, le temps d’incubation avant que la maladie ne se déclare était si long qu’il était plus que probable que la contamination était intervenue dans les premiers temps, au moment où nous haussions les épaules devant les titres des journaux parlant de “cancer gay”.


Je veux chasser ces images-là comme je veux oublier le cauchemar et le souvenir de ce qu’il y eut de sordide après la disparition de Paul ; la façon dont réagit la famille autant que la découverte de la spoliation dont il avait été la victime de la part d’un Manuel faisant chauffer la carte bleue à son bénéfice, changeant le bénéficiaire des assurances-vie à son profit, vendant certains objets à des antiquaires peu scrupuleux… tout cela après qu’un cytomégalovirus lui eût fait perdre définitivement la vue, dans les dernières semaines.
Les histoires horribles qui circulaient autour de la réaction des familles lorsqu’un homosexuel mourait du sida, nous les connaissions tous. Nous espérions simplement que ça ne nous arriverait pas, ni à nous ni à nos proches. Mais certains espoirs sont vains.
Lorsque je rappelais Ziane, après qu’elle fut revenue des obsèques, elle me dit que Manuel avait été chassé de l’appartement de Paul dans l’heure qui a suivi son décès et que la famille le tint le plus possible à l’écart des obsèques, toutefois sans l’en écarter totalement par peur du scandale qu’il n’aurait pas manqué de faire.
J’eus un élan de solidarité pour ce jeune homme que je n’aimais guère mais qui ne méritait pas un tel affront, pensais-je, après avoir soutenu et entouré son compagnon jusqu’au terme d’une dégradation aussi inexorable qu’insupportable.
Et puis, quelques jours plus tard je fus recontacté par Ziane, au nom de la famille, qui me parla des assurances, des comptes vidés, des tableaux manquants, de la cave vide et du reste. J’avais bien connu Paul ; je devais aider à préserver sa mémoire, me disait-on. Je n’avais pas très envie de me mêler de cela ; je me sentais instinctivement solidaire de Manuel car j’imaginais la part de déni qui était celle de la famille, qui n’avait pas su ou pas voulu savoir que Paul était homosexuel et avait aimé ce garçon qu’il avait installé chez lui, même si cela n’excluait pas certains mauvais moments comme il en existe dans tous les couples.
Je craignais de me retrouver prisonnier au milieu d’un affrontement qui n’était pas le mien et de faire l’objet d’une certaine manipulation. Si ce que l’on me disait des exactions de Manuel était avéré, fallait-il y voir une volonté réelle d’escroquerie ou le geste désespéré de quelqu’un qui savait qu’il serait inévitablement et inexorablement rejeté par les proches de Paul dès son dernier souffle ? Nous savions tous combien les familles faisaient souvent preuve de comportements abjects au terme de cette maladie éprouvante pour tous. Qui sait si Paul n’avait pas donné sa bénédiction à ces petits larcins sans importance pour lui ?
Pourtant, en définitive j’ai cédé à leur insistance. C’est ainsi que j’ai revu l’appartement de mon ami une dernière fois, en aidant à son déménagement.
Pour moi, ce fut une expérience horrible. J’avais l’impression de commettre un viol, de forcer son intimité. Et puis, je me retrouvais à affronter des objets qui me parlaient de la bataille que je n’avais pas menée à ses côtés : le lit médicalisé, le matériel de soins, la réserve de DDI dans le placard de la chambre.
On m’avait dit : « Mettez des gants, faites attention de ne pas vous blesser… », c’était probablement gentil, mais cela me laissait incrédule. Je n’avais pas peur. Comment aurais-je pu craindre quoi que ce soit de mon ami ? Eux, avaient-ils eu peur tout le temps de la maladie et de l’agonie ? Lui avaient-ils montré cette peur ou de la répulsion ? Laisse-t-on partir un fils ou un frère sans oser le prendre dans ses bras, l’étreindre et l’embrasser ?
Ce fut terrible. La peine de ces gens se mêlait de haine et baignait dans le déni. Pour eux, Paul n’était pas homosexuel et Manuel n’avait, toutes ces années, été qu’un invité. Un invité qui l’avait volé et surtout qui l’avait contaminé.
Devant ce qui était aussi l’expression de la détresse de ces gens, je me sentais désarmé et impuissant à leur faire comprendre qu’ils faisaient fausse route. Il ne devait pas être question de chercher un coupable ; cela revenait à juger en même temps le défunt. Cherche-t-on le coupable qui vous a transmis la grippe au début de l’hiver ? Il était vain d’accuser Manuel  si l’on voulait qu’il n’ait été qu’un invité et non un amant ; comment aurait-il fait cela ? Par la salive sur un verre mal lavé ? En laissant traîner l’aiguille d’une seringue ? Mais s’était-il seulement drogué un jour, d’ailleurs ? L’histoire ne le dirait jamais.
Tout cela était sordide. Je pensais à Paul et j’avais de la peine. L’attitude de ses proches, la bataille successorale qui s’annonçait, devenaient à mes yeux une seconde mort pour lui. Pour moi, tout cela était la preuve que je faisais bien de m’abstenir de faire mon coming out auprès de mes parents ou de mes collègues.

Vingt ans ont passé.
Le cauchemar reste.
Ma vie s’est poursuivie, avec des hauts et des bas. Yoann et moi nous sommes séparés, cependant nous gardons de bons rapports et savons que nous pouvons compter l’un sur l’autre. J’ai eu d’autres amants, dont certains étaient séropositifs. Ils pensaient que j’allais les quitter quand ils m’annonçaient la chose, pourtant ce sont eux qui m’ont abandonné à chaque fois, comme s’il devait y avoir une malédiction contre les couples à sérologie mixte.
Nous sommes dans un monde où l’espérance de vie augmente chaque année. Cette bonne nouvelle, si c’en est une, concerne également ceux qui sont séropositifs. D’énormes progrès ont été faits sur les traitements ; il n’est plus question aujourd’hui de prendre une trentaine de cachets dans la journée. Surtout, le regard des gens s’est modifié progressivement tant sur la maladie que sur l’homosexualité, bien que tous les problèmes soient loin d’être résolus.
Il est fort heureusement lointain le temps où des médecins généralistes, mal formés, peu informés, avaient une telle trouille des malades du sida qu’ils refusaient leur clientèle et allaient parfois même jusqu’à brûler le billet qui avait servi à payer la consultation, par crainte d’une contamination !
Paradoxalement, le sida a permis une évolution de la société vers davantage d’ouverture d’esprit. Les drames vécus par les malades et leurs compagnons survivants face à des familles obtuses, à des tracasseries administratives ineptes et tant d’autres comportements insupportables ont poussé chacun à dépasser des préjugés jusque-là reproduits sans réflexion personnelle. Un élan de solidarité s’est créé, en partie par altruisme mais sans doute aussi quand les hétérosexuels ont compris qu’ils ne seraient pas épargnés par une pandémie qui décidément ne triait pas ses victimes selon leurs préférences sexuelles.
Un mot a fini par trouver un large écho dans la société française, qui désigne la peur et la haine des homosexuels. Le mot “homophobie”. C’est même devenu un délit, bien que cela n’ait pas – loin de là ! – éradiqué le mal, comme on l’a vu en 1999 au moment des débats sur le pacs, puis en 2013 lors du vote de la loi autorisant le mariage aux couples de même sexe.
S’il avait vécu, Paul pourrait enfin tenir sa promesse et me conduire devant Marie-Josée Roig… Et nous regarderions ensemble du côté de Marseille où l’expérimentation d’un vaccin contre le sida est en cours sur l’homme, malgré des restrictions budgétaires qui mettent ces recherches en péril. Des milliers de malades à travers le monde ont demandé à intégrer ce protocole pour lequel seule une poignée d’entre eux a été retenue.
Mais voilà, Paul était un homme pressé en toutes choses, la patience n’était pas son fort, il n’a pas pu attendre.
Nous qui survivons, après tant de deuils, nous n’avons aucun devoir de mémoire. C’est une expression indigne. Ce n’est pas par devoir que nous devons nous souvenir, mais par amitié et par amour. Forcer le souvenir est un pensum, gardons la fraîcheur de nos élans, quelle que soit la forme qu’ils prennent.
Pour moi, c’est celle d’un cauchemar.
Il m’est fidèle, comme je reste fidèle à l’amitié qui me liait à Paul. À lui, comme au long cortège qui le suit, dans lequel je retrouve Gabriel, François, Mathias, Michel, Jean-Paul, Hervé, Guy, Yves, Cyril, Jean-Marc, Jean-Louis et tous les autres, plus ou moins proches, dont le départ a ponctué ma vie…
 

Dites ces mot Ma vie Et retenez vos larmes. 
(Aragon)                    

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