jeudi 13 décembre 2012

Un arbre en automne 4/5

 
Un mois avait passé. Je confesse bien volontiers que les deux premiers week-ends, je calquais mes horaires de promenades avec ceux qui m’avaient permis de croiser le bel inconnu et son escorte, mais ce fut en vain. De même qu’à aucun moment je ne devais revoir sa mère au parc. Absorbé par mon travail, je rangeais cela dans ma bibliothèque de souvenirs, rayon “histoires qui auraient pu être”.
J’étais absorbé dans l’évaluation de la Correspondance générale de Voltaire en 12 tomes, parue chez A. A. Renouard à Paris en 1821, lorsque mon portable sonna.
— Jean-Frédéric ? demanda une voix joviale à l’accent particulier.
Je fus d’abord interdit, surpris qu’un correspondant utilise ce prénom sur une ligne strictement professionnelle où tout le monde me connaissait sous le nom de Nikolas. D’autant plus surpris que même mes propres parents s’étaient vite lassés d’un prénom composé trop long à prononcer pour leurs rappels à l’ordre incessants. On ne garda rapidement que les deux initiales, puis un glissement phonétique se produisit qui fit doubler la seconde consonne et, pour ma famille et mes amis, je devins Jeff une fois pour toutes. Mais l’accent de mon interlocuteur me permit de l’identifier facilement.
— Vous m’aviez dit de deviner votre prénom, continua-t-il.
— Je vois que votre police est bien faite, admis-je.
— Vous ne croyez pas si bien dire, répliqua-t-il en riant.
J’étais bien sûr intrigué, mais je m’attachais davantage aux perspectives que m’ouvrait cet appel qu’à la teneur des propos échangés. Si mon interlocuteur avait été originaire du Sud, dire que sa voix était chaleureuse aurait été un lieu commun tout à fait navrant ; mais puisqu’il venait manifestement de l’Est et du Nord, ça n’en prenait que plus de signification pour moi. Certes, il était un peu passé à l’arrière-plan de mes pensées ces derniers jours, toutefois l’entendre au téléphone réactivait les phantasmes que j’avais pu nourrir précédemment.
— Je me demandais si vous étiez libre et si nous pourrions nous voir, dit-il avant d’enchaîner presque précipitamment : je voudrais vous soumettre une vieille édition…
— De quoi s’agit-il, demandai-je sur un ton professionnel qui n’aurait dupé personne.
— Une édition originale des Liaisons dangereuses
Il dit cela avec une sorte d’ironie, à tout le moins une tonne de sous-entendus qu’il aurait fallu être niais pour ne pas percevoir. Je n’ai rien d’un niais et j’étais tout à fait excité par la perspective de ces Liaisons dangereuses, qu’elles soient l’œuvre de Pierre-Ambroise Choderlos-de-Laclos publiée à Paris en 1782 ou une invitation à en vivre une version plus moderne.
— Quand voulez-vous passer ?
— Je suis à Berlin. Je dois régler deux ou trois choses au Bundestag, mais je pense que je peux être chez vous en fin d’après-midi. Dix-huit heures vous conviendrait-il ?
— Ce serait parfait, dis-je avec un peu trop d’empressement à mon goût.

À dix-huit heures précises, on sonna à l’interphone. J’allais répondre avec empressement. Esmeralda était dans le jardin, j’avais pris soin de refermer la porte-fenêtre afin qu’elle nous laisse tranquilles.
J’appuyais sur la commande électrique de la porte d’entrée de l’immeuble, tout en ouvrant la mienne afin que mon visiteur ne s’engage pas inutilement trop avant dans le hall.
Il n’était pas seul, les deux sbires de la dernière fois le précédaient, formant une sorte de barrage entre nous. J’avais pu apercevoir qu’il portait un paquet enveloppé de papier kraft dans les mains et enregistrer le sourire qu’il m’adressait, mais soudain tout fut relégué au second plan par le comportement incroyable des deux gorilles.
Sans que je puisse comprendre comment, l’un d'eux me passa devant le nez en me repoussant doucement mais fermement, entra dans l’appartement dont il fit le tour rapidement tandis que son collègue restait sur le paillasson, formant toujours rempart devant mon hôte.
Ce manège s’effectua en quelques secondes, je n’eus pas le temps de réagir que déjà celui qui s’était introduit chez moi sans y être invité ressortait en annonçant que tout allait bien.
— Bon, eh bien puisque vous voilà rassurés, je vais peut-être pouvoir entrer ? dit mon invité d’une voix un peu agacée. Attendez-moi dehors, je vous ferai savoir quand nous repartirons.
Je m’effaçais pour le laisser entrer et refermais derrière lui.
— Je suis navré de tout ce cirque, dit-il. Ils sont un peu trop zélés par moments, mais d’un autre côté c’est pour cela qu’ils sont payés, ajouta-t-il avec un sourire désarmant.
J’étais trop sidéré pour faire le moindre commentaire. Je me contentais de hausser les épaules comme pour signifier que tout cela n’avait rien que de naturel et d’habituel parmi ma clientèle.
— Voici l’objet, lança-t-il dans le but évident de faire diversion en me tendant le paquet qu’il tenait à la main.
Je le priais de prendre place sur le canapé de la pièce principale tandis que je déballais précautionneusement et examinais attentivement les 2 volumes in-12 d’une magnifique édition originale des Liaisons dangereuses – « A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Durand Neveu, libraire, à la Sagesse, rue Galande. M. DCC. LXXXII. » –, dans leur reliure d’époque : pleine basane fauve marbrée, filet à froid, dos lisse orné, tranches rouges.
— Très belle pièce, dis-je. Christie’s en a vendu une équivalente en 2009 à Paris pour 31 000 euros. C’est un tirage « A », un tirage « B » ferait moins à ma connaissance. Il me semble qu’il s’en est adjugé un chez Tajan en 2000 pour 53 000 francs à l’époque, soit dans les 8 000 euros…
Il me regardait, l’air impressionné. Était-ce par les chiffres que j’annonçais ou par l’assurance avec laquelle je les avançais ?
— Je ne pense pas me tromper. Bien sûr, pour une expertise plus précise il me faudrait davantage de temps et regarder plus en détail chacun des volumes pour m’assurer qu’il n’y a pas de vices cachés dans tout cela…
— Oh ! je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y ait le moindre vice caché dans cette œuvre, dit-il en riant.
— Vous avez raison, tout y est suffisamment explicite et a produit le scandale et le succès que l’on connaît…
Je déposais l’ouvrage sur la table basse devant lui, tandis qu’Esmeralda grattait à la porte pour tenter de se faire ouvrir. Avec un tel trésor à portée de son museau toujours plus ou moins baveux, il n’en était pas question !
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? demandais-je.
— Volontiers.
— Une coupe de champagne ?
— Ma foi, si vous me prenez par les sentiments…
Je sortis deux flûtes, un seau que je remplis à moitié de glaçons avant d’y plonger une bouteille de Brut qui rafraîchissait déjà dans le réfrigérateur.
— Vous m’avez dit au téléphone que votre police est bien faite, ce qui vous a permis de découvrir mon prénom, en revanche je ne sais toujours pas qui vous êtes…
— En effet, j’étais troublé, je ne me suis guère montré poli ! Mon nom est Constantin Stanislavski.
— Décidément, c’est une rencontre littéraire ! dis-je. Après le grand roman épistolaire français, nous voici dans le théâtre russe. La mise en scène de votre arrivée s’explique donc, ajoutais-je avec espièglerie.
— Ça, je pense que ce n’est pas volé, reconnut-il avec amusement.
Il m’expliqua de façon schématique ce qu’étaient ses occupations professionnelles, justifiant ainsi la protection dont il bénéficiait en permanence. Quatre hommes se relayaient autour de lui, fonctionnant par binômes, précisa-t-il, ajoutant avec une certaine coquetterie qu’avec sa présence au milieu les cinq continents étaient ainsi représentés, ce que j’aurais peut-être l’occasion de vérifier par la suite.
Pour ce que j’ai cru pouvoir comprendre, il représentait les intérêts stratégiques d’un puissant consortium international, ce qui avait l’air de consister en activités de lobbying permanent auprès des différents exécutifs planétaires. Il passait sa vie d’une capitale à l’autre, manœuvrant tous les leviers possibles pour peser sur les décisions qui pouvaient avoir une influence plus ou moins directe sur les capitaux qu’il représentait.
Ce jour-là, il arrivait de Berlin et faisait un crochet par la France afin d’embrasser sa mère et me rencontrer, avant de s’envoler pour Athènes où le gouvernement de George Papandréou ne devait plus tarder à tomber devant son incapacité à convaincre les Grecs de la nécessité des sacrifices vertigineux auxquels il les conviait.
Au cours de cette conversation, il m’expliqua que le zèle de ses gardes du corps, s’agissant d’une visite privée, devait avoir un lien avec la paranoïa ambiante qui voyait un complot sordide dans les récentes mésaventures du Directeur général du FMI, arrêté dans un avion à New York et accusé de viol sur une des femmes de chambre de l’hôtel qu’il venait de quitter.
Je résume sans entrer dans les détails, je n’étais pas certain de tout saisir car j’étais bien plus passionné par sa personne que parce qu’il me racontait d’une vie qui m’était tout à fait étrangère. Au demeurant, je ne voyais plus très bien comment il me serait possible d’envisager une relation amoureuse avec un type semblable ! Était-ce ce qu’il cherchait, d’ailleurs ? N’avais-je pas interprété ses sourires et son attitude générale dans un sens qui me convenait unilatéralement ? Il était fort possible, après tout, que sa visite eût réellement pour but de me soumettre les deux volumes anciens pour expertise. C’est ce que fut ma conclusion lorsqu’il prit congé une fois la bouteille de champagne achevée, en me laissant les livres pour un examen approfondi.
Au moment de se lever, il appuya sur une touche de son portable et lorsque son interlocuteur répondit à la première tonalité il dit simplement : « Je sors » avant de raccrocher.
Sur le pas de la porte, il me serra la main longuement en me regardant dans les yeux avec une certaine insistance, sans un mot.
Dans le hall, il n’y avait plus qu’un de ses hommes, mais la voiture était avancée devant l’allée, moteur tournant, portière arrière ouverte. En quelques secondes, il n’y eut plus personne. J’aurais pu croire à un mirage, n’avait été la sensation de la chaleur de sa main au creux de la mienne…

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