lundi 8 octobre 2012

Ethique du mensonge 2/6

II

C’était une vieille usine désaffectée depuis de très nombreuses années, dont le mur d’enceinte, effondré par endroits, laissait apparaître des brèches suffisamment conséquentes pour permettre le passage. À l’intérieur, plusieurs bâtiments en ruine. Certains sans huisseries, d’autres aux planchers défoncés. Les différentes coures étaient envahies d’arbustes et de hautes herbes, tout comme les anciennes voies de circulation.
Le tout s’étendait sur une demi-douzaine d’hectares, qui revenaient peu à peu à l’état sauvage. Au fond, un lourd portail de fer forgé glissant à l’origine sur un rail, condamnait l’accès par ce qui avait été une voie ferrée privée permettant la manutention des marchandises reçues ou expédiées. Les rails en étaient rouillés, le ballast envahi d’une végétation luxuriante piétinée par endroits, montrant que si le lieu était à l’abandon il n’en était pas pour autant totalement déserté.
Chaque jour, quelle que soit l’heure, on pouvait voir des hommes de tous âges se faufiler par les fissures du mur d’enceinte et déambuler dans les allées ou les ateliers désaffectés, se croisant, se frôlant du regard ou d’une main baladeuse, se retirant à l’écart par couple ou par groupes…
L’endroit était réputé pour abriter les rencontres furtives des homosexuels de la ville et des environs. Les plaques minéralogiques des voitures garées en files de part et d’autre de la rue bordant l’usine montraient bien qu’il en venait des départements voisins.


Bientôt midi. Aurélien était là depuis une demi-heure. Il avait tourné et retourné entre le hangar H et le bâtiment de l’administration sans grand succès, croisant quelques têtes connues, des habitués dont certains avec lesquels il lui était arrivé de passer un moment intime par le passé. L’un d’eux lui avait déconseillé d’aller vers le fond du terrain où un groupe de jeunes désœuvrés s’était installé, entre canettes de bière et joints de marijuana, cherchant manifestement la bagarre. Cela arrivait parfois, mais dans l’ensemble ici chacun respectait l’autre. Le lieu était suffisamment vaste pour se prêter à la cohabitation. En outre, moins il y avait de vagues, moins la police s’y intéressait. Tout le monde y trouvait son compte.
Aurélien avait donc suivi les recommandations du type qui l’avait abordé, un peu affolé, sur le chemin. Sans doute ce dernier s’était-il lui-même aventuré trop près et, attiré par cette jeunesse débraillée, s’était-il montré trop téméraire ?
C’était la dernière semaine de juin, cela commençait à sentir l’été. La chaleur devenait plus forte de jour en jour et bientôt les hautes herbes qui avaient remplacé les anciens massifs d’ornement seraient grillées. Certains s’y vautreraient nus, sans pudeur, offrant leur corps au soleil dans des poses lascives qui ne laisserait aucun doute sur le fait que le bronzage n’était pas leur but premier.
En revenant vers le mur de clôture où il se trouvait maintenant, se demandant si cela valait la peine de rester, il avait croisé un homme dont la silhouette autant que la tête lui rappelait le conseiller financier qui venait de quitter son agence bancaire pour une mutation plus intéressante. Il avait souri à cette idée qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de tenter quoi que ce fût en direction de l’austère banquier et avait continué son chemin. L’inconnu l’avait regardé, détaillé et jaugé avec juste ce qu’il faut d’insistance pour suggérer une concupiscence prometteuse, mais il avait pris soin de ne pas répondre à cette avance implicite. Il n’était plus tout à fait certain d’avoir envie de s’isoler avec le premier venu, mais moins encore avec celui-ci.
C’est alors que son téléphone portable avait sonné. Il s’était adossé, nonchalant, au mur d’enceinte et avait pris la communication.
— Bonjour mon amour, avait dit Cédric. Je ne te dérange pas ?
— Non, je suis à l’usine…
— Tu travailles à la chaîne ?
Ils avaient ri tous les deux. Ils aimaient s’envoyer de petites piques en manière de plaisanterie. Leur devise était : « Qui aime bien, charrie bien. »
Tandis qu’ils poursuivaient leur conversation, le type à tête de banquier avait achevé son tour et était revenu dans le champ de vision d’Aurélien. Il se tenait non loin, cherchant manifestement à attirer son attention mais d’une façon qui n’était pas habituelle, dans laquelle il y avait un manque de franchise ou une absence d’aplomb.
Aurélien se détourna, sinon pour échapper à ce regard du moins éviter de donner l’impression d’y répondre. Cet homme ne l’intéressait décidément pas, bien qu’il ne fût généralement pas très difficile en la matière.
— Quand rentres-tu ? demanda-t-il à Cédric.
— Je ne sais pas, d’ici deux ou trois jours. Cela dépendra de ce que donnera le tournage prévu pour demain. Et toi, enchaîna-t-il, tu n’as rien de nouveau ?
— Pas vraiment. Une très vague proposition pour un rôle dans une série télé.
— Ce serait bien, non ?
— Il faut voir. Le tournage se ferait à Marseille, c’est le seul inconvénient.
— Pourquoi ? On ne se verrait pas moins que maintenant et je pourrais toujours te rejoindre là-bas plutôt que de rentrer à la maison.
La vie était une chose simple pour Cédric. Il pensait que seuls les hommes la rendent compliquée. Sa philosophie était de prendre les choses comme elles viennent, en s’adaptant ou en les adaptant, selon les cas. Il faut savoir saisir le bonheur qui se présente plutôt que d’attendre vainement un hypothétique bonheur plus grand.
— Et puis, continua-t-il, si tu deviens la coqueluche des adolescentes ou des adolescents grâce à ce rôle, je pourrais faire un sujet sur toi.
— Et la ménagère de cinquante ans, dans tout cela ? Je n’ai pas spécialement envie de devenir le gendre idéal. À part pour tes parents, ben sûr, mais je ne rêve pas au-dessus de mes moyens, persifla Aurélien.
— Aucun risque. Même comme belle-fille ils ne voudraient pas de toi. Trop de poils sur la poitrine…
Tête-de-Banquier s’était à nouveau mis en mouvement. Il avait compris qu’on le bêchait mais cherchait à s’accrocher. Il passait maintenant devant Aurélien pour aller s’installer à quelques mètres. Sa main droite reposait sur sa braguette, qu’elle semblait masser comme par inadvertance. Rien d’excitant dans ce manège pour Aurélien qui n’aimait pas la mauvaise pornographie. Il n’en enregistrait pas moins les détails, bien que son attention soit concentrée sur sa conversation téléphonique. Quand il était avec Cédric, physiquement ou virtuellement par l’intermédiaire du téléphone, plus rien ne comptait.
— Puisqu’on en est à parler de la famille, comment va ta sœur ? interrogea Cédric.
— Bien. Nous nous sommes vus hier. Elle fond toujours pour le Beur…
— C’est une marque de fabrique dans votre fratrie, non ?
— Y aurait-il comme un reproche à mon encontre ? Est-ce que je te demande avec qui tu as passé tes nuits marocaines le mois dernier ?
– Tu pourrais. Il s’appelait Medhi et je lui ai beaucoup parlé de toi.
— La bouche pleine…
Ils avaient glissé vers l’une de ces fausses scènes de ménage qu’ils à affectionnaient. C’était leur jeu favori. À la fois pour conjurer d’éventuelles récriminations bien réelles celles-là, et parce qu’ils en retiraient une forme d’excitation digne d’une parade amoureuse.
S’envoyer de tendres piques à propos de leurs bonnes fortunes sexuelles était moins dangereux que de parler des parents de Cédric, sujet sensible qui pouvait effectivement conduire à des disputes que chacun regrettait aussitôt mais qui n’en laissaient pas moins d’infimes blessures.
M. et Mme Lechâteau avaient imaginé mieux pour leur fils unique que cette sexualité qu’ils jugeaient dégoûtante et avilissante. Ils avaient au contraire rêvé d’un mariage heureux et générateur de nombreux petits-enfants pleins de vie, qui égayeraient leurs vieux jours, ainsi que tous parents normaux le font. Au lieu de quoi ils avaient eu un garçon qui s’était renfermé à l’adolescence, dédaignant les jeunes filles qui se pâmaient devant lui et qu’au demeurant il ne voyait même pas ; jusqu’au jour où il s’était mis à leur parler avec insistance de son copain Raphaël. Ces deux-là devinrent soudain inséparables. Qui voyait l’un voyait l’autre. Au collège, le soir, les week-ends, les vacances, ils semblaient scotchés l’un à l’autre. Puis vint la rumeur, qui se fit de plus en plus insistante. D’abord circonscrite à la cour de récréation, celle-ci avait vite débordé le cadre du collège pour envahir le quartier, la ville. Elle devait atteindre M. Lechâteau au sein même de son atelier où ses collègues, qui le regardaient depuis quelque temps avec commisération, s’étaient enquis de la façon dont lui voyait les choses. Or, ces choses, il ne les avait pas vues venir et ce brusque coup de projecteur l’aveugla dans sa rage. Le soir même il y eut des coups, des cris, des portes qu’on claque et les inévitables pleurs qui les accompagnent.
Cédric était parti. Pour une longue fugue de deux mois qui lui avait appris à se débrouiller seul et à se contenter de peu. Un peu plus de soixante jours d’errance qui avaient pris fin sur un banal contrôle d’identité.
Le retour à la maison fut pénible. Sa mère se lamentait sans cesse sur le sort qui lui avait fait accoucher d’un malade, cherchant où pouvait être la faute qu’elle devait ainsi expier, son père se murait dans le silence. Un silence qui était encore plus cruel que les coups et les cris du premier soir.
On occulta la chose. Il ne fut plus jamais question d’homosexualité à la maison. Cela n’existait pas. Cédric était un garçon normal, obsédé par ses études, qui n’avait pas le temps de s’intéresser aux filles pour le moment.
Raphaël ne fut d’aucun secours en la circonstance. Effrayé par les conséquences de cette tendresse qu’ils s’étaient mutuellement portée et prouvée avec son camarade, il se persuada que son salut était ailleurs, dans le moule de la normalité. Quelques mois plus tard, il faisait partie de la bande qui tourmentait Cédric. Il se tenait certes en retrait, mais il était là et n’intervenait pas pour les calmer. C’était peut-être pire encore. Cédric se dit que derrière les masques, les princes charmants sont parfois bien vulgaires. Fin tragique d’un premier amour.
Les années avaient passé. Il avait rencontré Aurélien, ils vivaient ensemble officiellement depuis dix ans, mais celui-ci n’était pas reçu chez les Lechâteau. Lorsqu’il arrivait, rarement, qu’il rende visite à ses parents ou leur téléphone, le sujet restait tabou. Une porte avait claqué définitivement sur cet aspect de sa vie.
On n’a que deux parents, alors Cédric décida qu’il ne voulait pas les perdre, même si ce n’étaient pas les parents dont il aurait rêvé. La situation était douloureuse pour lui mais il s’interdisait de les juger. Il s’efforçait de les comprendre et s’irritait parfois de l’attitude d’Aurélien qui aurait voulu forcer leur porte, les obliger à prendre acte du fait qu’ils étaient un couple aussi légitime que le leur. Cédric, quant à lui, n’était pas certain qu’il existât une légitimité comparable. Lorsqu’ils se chamaillaient sur le sujet, l’un accusait l’autre d’être trop militant, l’autre accusait l’un de se montrer trop égoïste. Ils savaient que c’était injuste dans un cas comme dans l’autre, mais ne pouvaient empêcher de telles frictions de se produire.
Aurélien avait eu la chance de n’être pas fils unique et qu’il y ait une véritable complicité entre sa sœur et lui. Celle-ci avait été la première à recevoir ses confidences, sachant faire preuve de discrétion. Leurs parents n’avaient été informés que très tardivement et ne s’étaient pas montrés particulièrement surpris. Peut-être le métier artistique de leur fils les avaient-ils préparés en partie à ce qu’il se comporte d’une manière plus ou moins différente de celles des autres. Il n’y avait pas eu de drame, ce qui, à la limite, avait représenté une légère frustration pour Aurélien qui s’était préparé de longue date à devoir affronter une discussion serrée.
Il avait imaginé qu’il y aurait des cris et des pleurs, de l’incompréhension et du rejet, parce que le témoignage de ses amis lui avait laissé à penser que c’est ainsi que cela se produit le plus souvent, mais aussi parce qu’il se sentait mal à l’aise de devoir aborder sa sexualité devant ses parents. Il avait eu une éducation faite de pudeur et de non-dit, prendre ainsi la parole sur un tel sujet lui semblait devoir atteindre des proportions affolantes.
Il avait donc découvert à cette occasion qu’il s’était fait de ses parents une idée de sévérité qui ne correspondait pas à leur vraie nature. Ceux-ci s’étaient contentés de le serrer dans leurs bras en disant que puisqu’il aimait les hommes ils espéraient qu’il trouverait un gentil garçon qui le rendrait heureux.
Un peu plus tard, sa sœur lui raconta la fin de soirée, une fois qu’il eût quitté la maison. Ses parents avaient longuement discuté entre eux dans leur chambre. Elle avait plus ou moins espionné la conversation à travers la cloison mitoyenne de sa propre chambre et constaté que s’ils ne cachaient pas une profonde surprise, ils cherchaient avant tout à préserver les liens qui unissaient la famille.
Au fil des années, il était arrivé à Aurélien de leur présenter certains de ses petits-amis et ceux-ci avaient toujours été bien reçus. Il y en avait même avec qui ils avaient gardé des relations amicales après que le couple se soit défait. Mal habitué, Aurélien avait donc beaucoup de difficulté à accepter d’être inexistant pour les Lechâteau.
— Tu me manques. Je voudrais tellement que tu rentres plus souvent, murmura-t-il.
— Je serai là très vite. Allez, je te laisse continuer ta balade. Bisous.
— Je t’aime.
La communication fut coupée. Cédric ne disait jamais « Je t’aime », il partait du principe qu’Aurélien le savait et n’avait nul besoin qu’on le lui dise. Sur ce plan-là ils étaient totalement opposés car l’autre éprouvait le besoin de rabâcher son amour à chaque instant.


Aurélien rangea sont téléphone portable dans la poche arrière de son jean et s’étira comme au sortir d’une rêverie éveillée. Il refaisait ainsi surface après une sorte d’apnée où le monde n’avait plus existé, où il n’y avait eu de réel que cette voix contre son oreille et les images qu’elle faisait naître.
Il revint à la réalité en constatant que Tête-de-Banquier se mettait en mouvement pour se rapprocher. Il ne bougea pas, ne fit pas le moindre geste qui pût être interprété comme un signe d’intérêt. Voulait-il seulement que ce type l’aborde ? Au vrai, cela lui était parfaitement indifférent. Il le laissa venir à lui sans idée préconçue, se disant qu’il serait toujours temps de faire un pas de côté et de franchir le mur pour regagner son véhicule.

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