mercredi 10 octobre 2012

Ethique du mensonge 4/6

IV

L’autre n’était plus qu’à quelques pas de lui. Aurélien resta figé dans son indifférence manifeste. Il laissait les choses suivre leur cour.
Tête-de-Banquier avait le regard fuyant, le geste mal assuré, pourtant on sentait confusément qu’il ne fallait pas voir de la timidité derrière ce comportement. Il émanait du personnage un je-ne-sais-quoi qui sentait la morgue et l’orgueil. Peut-être était-ce cet orgueil qui le poussait à ne pas attaquer franchement et de front ?
Il s’approcha encore un peu, presque à toucher sa proie. 
— Belle journée, dit-il.
— Oui, il n’y a pas à se plaindre.
— Merci pour tout à l’heure, ajouta l’autre.
Aurélien se souvint lui avoir signalé de se méfier du coin des squatters en le croisant un peu plus tôt. Il l’avait fait machinalement, sans vraiment prêter attention à la personne à laquelle il s’adressait. C’était par pure solidarité, il aurait mis ainsi en garde toute personne qu’il aurait rencontrée sur son chemin, il n’y avait aucune intention personnelle dans son acte.
— Je restais un peu à l’écart, vous étiez au téléphone, je ne voulais pas être indiscret.
— Pas de problème, lâcha laconiquement Aurélien.
Il commençait à éprouver une sorte d’amusement devant les travaux d’approche empruntés et maladroits de ce type. Le vousoiement, déjà, avait quelque chose de parfaitement déplacé dans ce lieu voué à la prise de contact facile pour une consommation rapide.
Il était évident que l’autre ne savait comment se comporter et aller plus loin, cette maladresse finissait par être touchante. Un puceau de quarante ans et plus, ça n’est pas si fréquent après tout ! Aurélien eut pitié et décida de prendre les devants.
D’un signe de tête, sans un mot, il lui fit signe de le suivre et se dirigea vers le bâtiment administratif. Il ne se retourna pas une fois pour voir si l’autre était sur ses pas, ce n’était pas nécessaire, il n’y avait pas le moindre doute sur la chose.
Une fois à l’intérieur du bâtiment il l’entraîna vers un réduit, sorte de vaste placard sans fenêtre, dont la porte avait été arrachée depuis longtemps. L’endroit était très sombre, presque noir lorsqu’on y entrait, avant que l’œil s’habitue et permette de distinguer au moins des formes.
Aurélien poussa l’homme contre le mur du fond avant de se plaquer à lui, sa main droite caressant son torse à travers la chemise et descendant en reconnaissance vers la protubérance qu’il sentait contre sa cuisse. L’autre respirait bruyamment, de façon un peu saccadée. Il ne bougeait pas, s’abandonnant à l’entière initiative de son partenaire. Ce dernier lui dégrafait sa ceinture, déboutonnait et descendait le pantalon sur ses chevilles, lui caressait le sexe à travers le fin tissu du slip avant de faire glisser ce dernier tout en se mettant à genoux devant l’objet de sa convoitise qu’une bouche avide et experte ne tardait pas à happer.
Tête-de-Banquier émettait de petits râles pathétiques, comme s’il essayait de réprimer le plaisir qu’il voulait exprimer. Ses mains s’étaient posées de part et d’autre de la tête d’Aurélien et imprimaient un rythme soutenu à son cadencement.
Au bout d’un moment, celui-ci se releva, se débarrassa de ses vêtements en un tournemain et murmura contre son oreille : « Prends-moi, maintenant. »


Ils quittèrent leur recoin et revinrent vers la lumière. Aurélien marchait devant, Tête-de-Banquier le suivait à quelques pas de distance. Depuis que le jeune homme s’était offert dans un murmure, pas un mot n’avait été échangé. Leurs étreintes s’étaient faites sans discours. Les palabres inutiles n’ont pas cours dans ce genre de rencontres. Un ami d’Aurélien qui avait eu l’outrecuidance de vouloir engager la conversation avec le type qui le pelotait dans la backroom d’un sexe club s’était entendu répondre : « Si en plus il faut parler ! » avant d’être planté là comme un idiot. Aurélien trouvait cette histoire délicieuse, elle le faisait énormément rire. Il imaginait la tête de son ami et n’avait aucun mal pour cela, il lui suffisait de se souvenir de celle qu’il faisait en racontant sa mésaventure !
En quittant le bâtiment administratif, il fut surpris d’entendre une voix chanter dernière lui. Ce n’était ni un sifflotement, ni un fredonnement, mais bien une voix de basse déployant toute sa tessiture.
 

O vos omnes qui transitis per viam
Attendite et videte
Si est dolor
Sicut dolor meus… (1) 

— C’est la première fois que je fais cet effet-là à un mec, dit-il dans un sourire en jettant un regard par-dessus son épaule.
— Quand je suis heureux, je chante.
— Merci du compliment. 
— Vous n’aimez pas ?
— Si. Cependant, le morceau choisi à quelque chose de décalé dans ce lieu.
— La musique sacrée est partout chez elle.
Aurélien s’arrêta et éclata de rire. Il fit face à Tête-de-Banquier, lui caressa la joue du bout de l’index avant de lui assener une pichenette au menton.
— Après ce que nous venons de faire, se prendre pour la Vierge et implorer les hommes qui passent sur le chemin de s’intéresser à ta douleur c’est blasphématoire pour elle et plutôt gonflé vis-à-vis de moi !
— Je ne savais pas que vous étiez connaisseur…
— On pourrait peut-être passer au tutoiement, non ?


Ils avaient discuté quelques minutes près du mur d’enceinte. Geoffroy, qui avait fini par se présenter, semblait ne pas savoir comment se séparer d’Aurélien qui, de son côté, avait déjà la tête ailleurs.
Aux quelques questions qu’Aurélien lui a posées plus par politesse que par intérêt, outre son prénom, l’homme a répondu qu’il habitait plus au sud, à quatre-vingts kilomètres, et qu’il venait ici tous les jeudis depuis des années. Ici, c’est-à-dire en ville car à l’usine c’est la première fois qu’il y met les pieds. Sans dire sa profession, il a laissé entendre qu’il était « plus ou moins dans le médicament » ce qui, ajouté à sa venue régulière, pouvait laisser supposer qu’il était représentant d’un laboratoire pharmaceutique. Dans ses réponses, la gaucherie du début avait cédé le pas à la méfiance et à la dissimulation.
— Vous… Tu viens souvent ici ?
— De temps en temps. Chaque fois que j’ai envie d’un peu de compagnie.
— Le jeudi ?
— Ça m’arrive… La preuve !
— Alors on pourra peut-être se revoir ?
— Inch’Allah !
— Ça te dirait ?
— Pourquoi pas. Mais, tu sais, ne te fais pas d’illusion. Je ne cherche pas une relation suivie. Je ne suis pas libre, je vis avec un garçon que j’aime. Tirer un coup en passant, oui, mais pas de complications inutiles.
– Non non. Moi non plus. Je suis marié. Ça me va très bien.
Aurélien lui avait donné son numéro de téléphone portable en lui disant qu’il n’aurait qu’à l’appeler un de ces jeudis s’il avait envie de remettre ça avce lui. Geoffroy, un peu piteux, dit qu’il préférait ne pas communiquer le sien et fut piqué de s’entendre répondre qu’on ne le lui demandait pas.
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(1) Tomás Luis de Victoria (1548 –1611), O vos Omnes.

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