mardi 18 septembre 2012

Vision nocturne 2/4

II

Rudy ne croyait pas aux voyants. Pour lui, tout cela n’était que charlatanisme. Cependant, jamais il ne lui serait venu à l’idée d’affronter Richard Merens sur ce sujet. Il était bien placé pour connaître les réactions de ce dernier lorsque l’on mettait en doute ce qu’il présentait comme un don de naissance. On ne lui demandait d’ailleurs pas d’y croire mais de jouer les rabatteurs. Plus le médium travaillait, plus le bar fonctionnait. Cela se lisait parfaitement dans les Cartes… Bleue !
Pour être tout à fait franc, le jeune homme ressentait un profond malaise à l’idée que quelqu’un puisse lire en lui, non seulement son passé et son avenir mais surtout dans ses pensées les plus intimes. Il y avait là quelque chose qui le déroutait – et sans doute l’effrayait – profondément.
Au fil des semaines et des mois, il avait néanmoins sympathisé avec Merens et mettait un point d’honneur à ce que le box de ce dernier ne désemplisse pas chaque jeudi. Il y était encouragé par le retour qu’il avait de la part des clients qui s’étaient aventurés à se faire prédire l’avenir par lui. Si l’on exceptait deux ou trois ronchons mécontents de ce qu’ils avaient entendu, la majorité était tout à fait enthousiaste, il fallait bien l’admettre. De plus, son rôle d’entremetteur lui valait d’être gratifié de pourboires souvent généreux.
Revenant vers le groupe des jeunes qui l’appelait pour une nouvelle tournée, il put entendre les louanges de Céline à l’égard du médium. Encore une qui était tombée sous le charme, se dit-il. Nul doute que l’ensemble de la tablée passerait par les mains de Merens avant la fin de la soirée.
— Il fallait insister pour qu’il te dise l’avenir, disait un garçon roux, c’est ça qui est bluffant. Le reste, avec un peu de psychologie on peut le déduire…
— Ah bon ? Et ma passion pour les chevaux, il l’a su comment ? Je sens l’écurie peut-être ? s’indignait la jeune fille.
— Maintenant que tu en parles… railla la petite brune qui était assise à sa gauche.
— À moins qu’il ait remarqué ta façon de marcher, jambes arquées, lorsque tu es allée le rejoindre là-bas, répliqua sérieusement le garçon roux qui aimait bien les explications rationnelles.
— Et ma sœur avec qui je ne m’entends pas ?
— Il est possible qu’il ait entendu que tu as une jumelle. Comme elle n’est visiblement pas là pour fêter vos vingt ans ensemble, il y a des chances pour que vous ne vous entendiez pas…
Autour de la table, chacun paraissait vouloir peser le pour et le contre. La conversation s’animait. Deux camps se formaient, d’un côté ceux qui croyaient au surnaturel, de l’autre ceux qui se voulaient rationnels. Ces derniers avaient un leader en la personne du garçon roux. Il s’évertuait à trouver une explication logique à chaque argument avancé par Céline.
— Et pour le cycle de cinq ans, tu expliques ça comment, Thomas ?
— Rien de plus simple. Il aurait aussi bien pu te dire que c’était un cycle de six ans. En cherchant bien, ne trouverais-tu pas des choses importantes qui te sont arrivées à six, douze et dix-huit ans ? pérorait-il, grisé à la fois par la discussion et la vodka qu’il buvait de préférence au rhum choisi par ses compagnons.
Puisque personne ne pouvait trancher ce débat sans fin, il fallut bien convenir que la seule chose à faire était de se rendre compte par soi-même des capacités du prétendu médium, aussi fût-il décidé que chacun le consulterait. La petite brune passa en premier et Thomas ferma la marche après s’être longuement fait prier.
À la brunette, Merens annonça qu’elle se devait d’être prudente dans les prochaines heures car elle risquait d’être impliquée dans un accident de la circulation. Il lui conseilla plus précisément de ne circuler en voiture que si c’était elle qui prenait le volant. À un grand maigre binoclard, il dit qu’il rencontrerait bientôt l’âme sœur et que passée la première surprise il en connaîtrait un grand bonheur. Ces propos quelque peu sibyllins eurent beaucoup de succès autour de la table. Certains conclurent que la fille serait moche, d’autres qu’elle serait au contraire trop belle pour lui et Céline s’esclaffa en disant que ce serait peut-être un garçon. On rit beaucoup à cette plaisanterie et une nouvelle tournée fut commandée.
Richard n’étant pas du genre à offrir nécessairement du rêve à tout le monde, il se montra plus terre à terre avec Anne-Sophie, lui annonçant froidement qu’elle ne réussirait pas son examen de fin d’année et devrait abandonner la fac pour partir sur une tout autre voie, sans toutefois préciser laquelle. Au petit ami de celle-ci, il annonça qu’elle le quitterait bientôt parce qu’elle était loin d’être aveugle et que de son côté il la trompait sans précaution. Tout ceci explique probablement que ces deux-là ne s’étendirent pas sur ce qu’on leur avait dit lorsqu’ils regagnèrent la table, déclarant sommairement que tout cela n’était que du chiqué, qu’on ne leur avait rien dit de probant et qu’ils en étaient pour leur billet de dix euros. On les classa donc dans le camp des sceptiques, que bizarrement ils ne paraissaient pas occuper précédemment.
Quant à Thomas, il ressortit littéralement décomposé de cette expérience. Merens le regarda regagner sa table en se frottant les mains, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, fier du tour qu’il venait de lui jouer. On eut beau le presser de questions, insister, supplier, le garçon roux ne voulut pas révéler ce qui s’était dit dans le box du médium.
Deux verres plus tard, la joyeuse bande quitta l’établissement au moment où la patronne annonçait la fermeture. Comme toujours, certains se plaignirent de n’avoir pas eu le temps de consulter Merens et d’avoir attendu pour rien. Ceux-là reviendraient la semaine suivante, dans l’espoir d’être les premiers sur la liste d’attente.
Les derniers récalcitrants poussés dehors, Rudy vint échanger quelques mots avec Richard. Il lui demanda d’abord si celui-ci était content de sa soirée, puis s’enquit de la raison pour laquelle il n’avait pas voulu dire à Céline ce que lui réservait l’avenir.
Richard regarda sa montre posément, eut un haussement d’épaules fataliste, et déclara d’une voix éteinte :
— Parce qu’à l’heure qu’il est, elle n’a plus d’avenir…
— Comment ça ? interrogea le jeune homme.
— Elle est morte. Je lui ai dit que ses vingt ans ne dureraient pas. Je ne pouvais tout de même pas préciser à quel point…
— Si c’est une plaisanterie, elle est un peu douteuse, non ?
— Crois-moi, j’aimerais que ça en soit une ! répliqua-t-il en bouclant le cartable dans lequel il avait rangé ses cartes et son bloc.
Puis il salua tout le monde d’un geste de la main et sorti dans la nuit. Il repensa fugitivement à la vision qu’il avait eue en prenant les mains de Céline. Ce n’était pas beau à voir. Une triste façon de finir la soirée et sa vie…

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